TUNIS – UNIVERSNEWS L’Association des Études Bourguibiennes vient d’organiser un colloque, le 1er et le 2 juin à Beït al-Hikma, avec pour thème : « Habib Bourguiba, le réformateur ». Cette manifestation a donné lieu à une analyse d’Abdelaziz Kacem, écrivain, poète et universitaire, agrégé d’arabe ayant reçu sa formation à la Sorbonne, sur le thème « La réforme en matière de Culture et d’information
Abdelaziz Kacem avait été le directeur de la Bibliothèque nationale de Tunisie entre 1983 et 1985. Il occupa également d’autres hautes fonctions au sein du ministère de la Culture et avait dirigé l’Établissement de la radiodiffusion-télévision tunisienne et enseigné à l’Institut de presse et des sciences de l’information, à l’École normale supérieure de Tunis et à la faculté des lettres de l’université de La Manouba. Dans cette analyse, Abdelaziz Kacem lève le voile sur un pan de l’histoire des réformes engagées par le leader Habib Bourguiba.
Voici le texte de cette analyse : « Grand tribun, féru d’histoire et de poésie, Bourguiba se présentait toujours comme un homme de culture accompli. De même, fondateur d’un journal, l’Action tunisienne, auteur d’articles de combat et d’analyse, il n’a eu de cesse de se targuer d’être un parfait journaliste.
L’indépendance acquise, il se consacra à bâtir un État qu’il voulait résolument moderne. Pour y arriver, il donna aux Tunisiennes les moyens de leur émancipation. Mais la tâche la plus harassante qu’il eut à accomplir, qu’il ne put mener à son terme, c’était une levée d’écrou d’un autre ordre, l’élargissement des esprits cadenassés par des siècles de superstition et de débilitantes croyances. C’est pourquoi, il ne pouvait concevoir le journalisme que comme un outil de lutte contre le sous-développement, celui de la terre ingrate et des mentalités abruties.
Le 15 novembre 1956, sept mois à peine après l’indépendance, dans son discours d’inauguration de l’IPSI, Bourguiba annonce la couleur :
« La presse joue un rôle capital dans la vie d’un peuple. La presse, comme moyen d’action sur l’opinion publique et sur les hommes, joue un rôle déterminant. La radio, source auxiliaire d’informations, jouit d’une audience encore plus large et offre à son détenteur un instrument particulièrement efficace pour convertir les foules à ses idées. L’une et l’autre sont une arme à double tranchant ; elles sont capables du meilleur et du pire. »
À ses yeux, « La qualité essentielle d’un journaliste est de servir un idéal qu’il s’évertue à communiquer à ses lecteurs. […] il n’est pas admissible, assène-t-il, que sous couvert de la liberté de la presse, on cherche à accréditer de fausses nouvelles, à tromper l’opinion, à attenter à l’ordre public […] Dans ce cas, l’intervention du gouvernement devient obligatoire pour sauvegarder l’État et ses structures. »
Vingt ans, plus tard, en mars 1976, il confère à l’information, la lourde responsabilité d’être, dans une nation quelconque « le reflet de son niveau en matière de progrès matériel, culturel et moral. » Il reprend l’image de l’arme à double tranchant : bien utilisée, elle ne peut être que bénéfique ; mal utilisée, elle est pour le pays une véritable catastrophe. »
En constituant le premier gouvernement de l’indépendance, Bourguiba, en tant que Premier ministre, crée un secrétariat d’État chargé de l’Irchâd, terme officiellement traduit par Orientation. Un tel département existait déjà en Égypte, depuis 1952.
La mission de ce portefeuille vise aussi bien à l’information qu’à la formation. Il s’agissait dans l’esprit de Bourguiba d’une pédagogie à la conscientisation et à la mobilisation. Tous les programmes radiodiffusés et, plus tard, télévisés, du journal à la variété, en passant par toutes sortes d’entretiens et de documentaires relevaient de l’Irchâd. Ce n’est que plus tard que le terme I‘lâm, information, au sens moderne sera consacré. Il va sans dire que la conception bourguibienne d’une information engagée ne saurait être que transitoire. Mais le génie est toujours sans partage et verse souvent dans le despotisme, tant le climat politique n’a jamais été assaini depuis la sédition yousséfiste.
Par uchronie, autrement dit par une histoire alternative, on pourrait épiloguer sur ce qu’aurait fait Bourguiba dans le sens des libertés sans les traumatismes des complots avortés, et des graves troubles sociaux qui ont jalonné son règne. Lui, qui faisait sienne, une assertion du poète allemand Goethe : Mieux vaut une injustice qu’un désordre. Il était amer par rapport à ce qu’il percevait comme une intolérable ingratitude d’une bonne partie du peuple pour qui il a tant donné.
Je lui avais amené un jour, à Carthage, le chroniqueur Habib Chiboub, l’homme à la mémoire d’éléphant, le seul à avoir osé lui contester des dates que Bourguiba tenait pour sûres. La discussion en arrivait à un poème d’Ibn al-Wardi, poète syrien du XIIIe siècle. C’est une qasîda de plus de soixante-dix vers appelée Lâmiyya, c’est-à-dire dont la rime est en lâm, elle était très connue chez les lettrés arabes d’antan.
- La connais-tu, par cœur ? demande le Président.
Affirmatif, il entame la récitation, sans trébucher. Il en est au cinquante-quatrième vers :
إن نصف الناس أعداء لمن ولِيَ الأحكامَ، هذا إنْ عدَل
Au gouvernant, équitable fut-il / Les gouvernés sont pour moitié hostiles
D’un geste, Bourguiba interrompt le récitant, réfléchit pendant de longues secondes et répète « هذا إن عدل fut-il équitable. »
Des anecdotes de cette espèce, qui en disent long sur la pensée et l’état d’âme du Président, j’en ai vécu et retenu des dizaines. Cela fait des années que mes amis m’incitent, moi, qui ai eu, par deux fois, je le dis sans malice, j’ai dirigé sa radio et sa télévision, à écrire un livre sur la politique bourguibienne appliquée en matière de culture et d’information. Cet ouvrage, je viens d’en terminer la rédaction. Je l’ai intitulé « Al-Mustami‘ al-Akbar », L’Auditeur suprême, sur le modèle de « Le Combattant Suprême ». Sa parution est prévue pour la rentrée prochaine.
La capacité d’écoute du Président est de six heures réparties sur la journée, une écoute assidue, attentive, critique et qui couvre des émissions politiques, culturelles et sociales. L’action gouvernementale, l’activité des ministres, dans les régions, l’actualité internationale, il en prend connaissance à travers le journal parlé de 7h du matin et, surtout, par le bulletin radiophonique le plus complet, celui de 17h, suivi du Hadith al-yawm, Propos du jour, un commentaire politique de bon aloi, à la rédaction duquel se relaient une demi douzaine de journalistes chevronnés, sachant les lignes rouges et les limites du dire.
Des dérapages ont pu néanmoins, avoir lieu. Le soir, ménageant ses yeux, sans doute, le Président accorde moins d’une heure à la télévision, dont une quinzaine de minutes au journal télévisé. Il y regarde notamment les cinq minutes des « Tawjîhât al-Raîs » (Les Directives du Président), puis ses propres activités, enfin les nouvelles les plus importantes du jour, après quoi, il regagne ses appartements, écoute encore la radio, dans l’attente du passage de plus en plus aléatoire de Morphée.
La conception bourguibienne du journalisme implique la censure, une censure s’appliquant jusqu’aux dires mêmes du Président. Tout comme le Livre Saint, ses discours et conférences, n’ont pas omis la moindre chose. Tout comme dans le livre saint, il y a, dans ses prêches, le nâsikh et le mansoukh, l’abrogeant et l’abrogé : je pense notamment à ses harangues pro-coopératives, ou à d’autres prises de position devenues caduques. Le problème s’est souvent posé lors d’une rediffusion de l’un de ses discours ou simplement dans le choix du fragment à passer dans la rubrique des « Tawjihât ».
Le 25 mars dernier, j’ai eu l’agréable surprise de lire sur le quotidien Le Maghreb, un article de haute charge nostalgique, sur l’importance éminemment pédagogique et éducative des « Tawjihât al-Raîs ». Ces « directives », naguère regardées comme un programme ringard, par les blasés de l’intellect, l’article insiste sur leur utilité au bénéfice de tout un peuple déboussolé. Ce texte n’a pas été rédigé par un ardent bourguibiste, mais par une femme libre et bien ancrée dans le présent, Amel Grami, Professeur d’islamologie de son état.
Si aujourd’hui, la radio et la télévision peuvent se passer de patrons, voire de créations artistiques, au temps de « l’Auditeur suprême », la RTT débordait d’énergie, de créativité. Tenu pour seul et unique responsable du produit diffusé, le chef de l’établissement, pour ne pas être pris de court, gardait par-dessous son bureau un transistor qui ronronnait, la journée durant. Le Président écoute, réagit, intervient, et quand il téléphone, il veut une réponse aussi précise qu’immédiate. Mais quand les remarques sont fondamentales, le Président fait convoquer le Directeur général séance tenante ou pour le lendemain à 8h. Le Directeur général du Protocole, Si Abdelmajid Karoui, en sait quelque chose.
La Président m’avait habitué à une réaction rapide, jamais à retardement. Aussi lorsque, le 30 mars 1982, à 19h30, Si Abdelmajid me téléphona pour me dire de venir le lendemain à 8h, accompagné de «kâtib al-ta‘lîk » (celui qui a rédigé le commentaire), j’ai pensé à la chronique en arabe parlé, qui venait d’être diffusé, un quart d’heure auparavant. Mais c’était une causerie banale qui ne pouvait en aucun cas retenir l’attention présidentielle. Il fallait revenir, au « Hadith al-yawm » et là, j’étais littéralement abasourdi par le contenu du texte d’abord et par la réaction tardive du Président. Il était donc resté deux heures à ruminer avant de décider.
Cette glose acerbe, c’était du Mohamed Hassanein Heykal à Radio-Tunis : le procès, en bonne et due forme, de la politique américaine au Proche-Orient : les velléités impérialistes, le viol du droit international, le principe du deux poids deux mesures, les quotidiennes agressions israéliennes contre les Palestiniens, cautionnées par l’Oncle Sam, etc., etc. Abdelaziz Riahi, le sage des sages, comment a-t-il pu commettre un tel brûlot contre la seule superpuissance interdite à la critique ? Je n’en revenais pas. On m’expliqua qu’avant de coucher sa philippique sur le papier, il était passé par un café voisin d’où l’on sortait souvent léger et plutôt bravache.
Au Palais de Carthage, je m’attendais à un mauvais quart d’heure. Il n’en fut rien. Calme, le Président s’adresse au téméraire :
- C’est donc toi, l’auteur de cette audace. Mais quelle mouche t’a piqué pour contrevenir à l’une des constantes de notre politique étrangère ? Tu nous as habitués à plus de discipline, de retenue, de sagacité.
L’effronté reste sans voix. La meilleure défense est l’attaque, me dis-je. J’interviens :
- Certes, Monsieur le Président, le commentaire n’était pas de mise et Abdelaziz Riahi n’a pas été bien inspiré et vous le voyez confus. Mais il est bien votre fils spirituel, vous le défenseur éclairé de la cause palestinienne, vous, qui nous avez appris que dire la vérité était le plus grand des courages.
- Croyez-vous que j’ignore la partialité des États-Unis ? protesta le Président. Je ne le sais que trop. Mais j’ai besoin de leur appui, pour que la Tunisie décolle. Nous avons jusque-là bénéficié de leur aide. Savez-vous que les chancelleries vous écoutent, traduisent et transmettent à leurs autorités ce que vous dites ? Mon Premier ministre se rend dans un mois à Washington. Votre discours vient vraiment mal à propos.
Bourguiba tenait à l’amitié tuniso-américaine. Sa dernière visite aux USA remonte au 18-21 juin 1985. Ronald Reagan lui réserva un accueil chaleureux. Seulement voilà. Après 3 mois et 9 jours, le 1er octobre de la même année, avec l’appui moral et logistique des Américains, l’aviation israélienne bombardait Hammam Chatt. Le vieux lion n’en revint pas. Il rugit, avertit qu’il romprait les relations diplomatiques avec les États-Unis, si celles-ci s’avisaient d’utiliser leur veto contre la plainte tunisienne au Conseil de Sécurité.
Deux semaines, plus tard, je suis reçu à Carthage. Un malin plaisir me fit dire :
- Monsieur le Président, vos filles et vos fils de la RTT m’ont chargé de vous dire toute leur fierté pour votre énergique défense de notre souveraineté.
- As-tu lu Sully Prudhomme ? Relis son poème, me conseille-t-il, laconiquement.
Après avoir bien regardé dans l’œuvre de ce poète, presque méconnu, aujourd’hui, bien qu’il ait été le premier Nobel français de littérature, j’en ai déduit que le Président pensait au poème intitulé Le vase brisé et que quelque chose s’est cassé dans l’amitié qu’il nourrissait, pendant plus de cinquante ans, pour le pays de Hooker Doolitle.
Sully prudhomme, Hugo, Vigny, mais aussi Moutanabbi et Abou Firas, mais surtout Ibn Khaldoun et Auguste Comte, pour ne citer que les noms les plus familiers du monde culturel bourguibien.
Aussi quand, en 1961, il décide de créer un ministère de la Culture, il se met à chercher l’homme à même de discuter d’égal à égal avec le gaullien Malraux et le nassérien Tharwat Okacha. Il charge trois personnalités de lui présenter un projet avec exposé des motifs, mission et objectifs, organigramme, programme d’actions, coopération et échanges. Le Chef de l’État opte pour la conception de Chadli Klibi, jusqu’alors Directeur général de la RTT. Béchir Ben Yahmed lui dira : Vous avez été nommé ministre sur concours. Dans un texte plus étoffé, nous dirons ce que les Affaires culturelles doivent à ce lauréat.
Bourguiba écoutait exclusivement Radio-Tunis, Chaîne nationale, et, quand il est à Skanès, Radio-Monastir. Ainsi, ce promoteur de la francophonie n’a presque jamais écouté RTCI. Conscient de ce que celle-ci échappait au contrôle présidentiel, je lui ai accordé toutes les libertés que l’on pouvait imaginer à l’époque. »
Abdelaziz KACEM