TUNIS – UNIVERSNEWS Par Taoufik BOURGOU – Il s’attache à la notion de constitution l’ordonnancement, l’organisation et un esprit d’interrelations entre les institutions et les pouvoirs supposés régenter un pays pour un temps. Cette impression était déjà absente de la constitution de 2014, celle de 2022 va encore plus loin en donnant l’impression d’avoir été rédigée et surtout présentée dans un ordre aléatoire sans ordonnancement aucun, confinant à l’amateurisme. Le style véhément, dissertatif, ampoulé et grandiloquent du préambule trahit l’identité du rédacteur. Nul besoin d’être versé dans la stylistique, ni dans l’analyse littéraire ou lexicologique pour deviner l’identité du rédacteur.
Dans le cas des préambules constitutionnels, lire c’est entendre, on peut sans trop se tromper retrouver les accents (voire plus) du discours d’investiture du Président Saïed de 2019. On peut dire simplement que le préambule ressemble plus à un discours électoral qu’à un texte solennel supposé opérer le lien entre le les faits de l’histoire, producteurs de situations politiques de référence et les principes du droit qui vont avoir pour le texte constitutionnel force de fondements. Il n’en est rien, il suffit de lire pour être saisi d’une impression de vacuité et de vide sidéral.
L’anaphore « Nous le peuple » certainement inspirée par le « We the People » de la constitution américaine, répétée « n » fois ne souligne que le soulignement lui-même. Ce préambule s’il venait à manquer, ne changerait rien à l’équilibre du texte général, car le corps même de la constitution n‘est relié que par la reliure et l’ordonnancement des pages qu’impose le logiciel de traitement de texte mécaniquement.
La constitution de 2014 était médiocre, nous l’avons écrit à maintes reprises ici et ailleurs. Notre collègue le Professeur Salsabil Klibi a souligné au matin du 1er juillet que la constitution de 2014 avait été « arrachée à Ennahdha », on peut avoir la faiblesse de croire que ce n’est pas le bon morceau qui a été arraché dans la précipitation de conclure vite et de passer à des dispositions « normales ». Celle de 2022, qui sera vraisemblablement adoptée après un référendum à la « soviétique » sanctionné certainement par l’éternel taux de « oui » à 99, 99% n’a rien gardé du morceau arraché en 2014.
Nos collègues constitutionnalistes ont déjà analysé le texte, nul besoin d’y revenir. C’est à une lecture de politologue que nous allons procéder. Nous l’avons fait à maintes reprises dans le cas de la constitution de 2014 que nous avions jugée politiquement dangereuse avant même son adoption, nous allons le faire pour celle qui semble être en voie d’adoption. Celle de 2022 est encore plus dangereuse pour la pérennité du pays et la continuité de l’existence de l’Etat.
L’œuvre d’un homme et la responsabilité d’un trio
Pour s’enraciner un « pouvoir de fait » se doit de construire un cadre qui intègre sa naissance politique dans une « normalisation » par des textes, des procédures et par une onction par le suffrage universel. La procédure et le « process » de retour à la normal est une étape primordiale, fondamentale, elle a été négligée par le Président Saïed au lendemain du 25 juillet 2021. En entreprenant de construire le processus de normalisation et de rédaction d’un nouveau texte fondamental, il a négligé cette étape.
Cependant, il était attendu des deux collègues constitutionnalistes et du Bâtonnier de l’ordre des avocats (on peut se demander pourquoi ce dernier a été associé à la procédure) de poser des conditions de forme et de fond quant à leur participation. Il est vrai qu’il y eut cette commission Théodule, de décorum, mais on ne peut reprocher aux autres membres d’avoir oublié les garanties nécessaires pour entreprendre un changement de régime, ils venaient d’univers atypiques loin du constitutionnalisme. En revanche le Doyen Belaïd et le Professeur Mahfoudh, se devaient, de par leur formation d’exiger du Président de la République sa propre neutralité dans la procédure et de disposer des moyens et du temps pour entreprendre la rédaction d’un texte fondamental, dans des conditions exceptionnelles, celles d’un « pouvoir de fait ». Ce qu’ils n’ont pu avoir ou exigé. Ils auraient dû se retirer sous peine de cautionner l’œuvre solitaire d’un Président qui semble avoir consigné dans un texte des convictions personnelles (takhminet) qui ne peuvent être la base politique à un nouveau régime. En s’abstenant de l’exigence de telles garanties, les deux collègues et le Doyen de l’ordre des avocats endossent une part de la responsabilité d’un tel texte et ne peuvent se prévaloir de leur statut consultatif. Mais ceci ne saurait absoudre le Président de la responsabilité politique du processus.
La responsabilité du Président dans le fiasco politique sera pleine et entière
En prenant la décision d’opérer à contre rebours des procédures habituelles, le Président de la République prenait en même temps le risque, en cas d’échec d’être le seul comptable du fiasco qu’on peut d’ores et déjà prévoir.
L’adossement juridique et constitutionnel du 25 juillet 2021 est faible pour ne pas dire inexistant, mais la situation politique et sanitaire du pays était telle qu’une action devenait impérieuse. Aussitôt, le Président aurait dû mettre sur pied une commission constitutionnelle consultative afin de normaliser la situation en octroyant des garanties et en posant comme règle de base la préservation de certains droits fondamentaux, ceux qui maquent justement dans le projet qui sera adopté vraisemblablement le 25 juillet 2022. La garantie quant à la nature du régime aurait pu nous faire l’économie de l’adossement de l’Etat à la réalisation des préceptes de la religion, faisant de la Tunisie, de facto, un imamat. Certaines des garanties auraient pu maintenir l’égal accès aux femmes à la magistrature suprême. Ces garanties auraient pu empêcher l’installation d’une inégalité entre les Tunisiens en fonction de l’origine ou de la religion de leurs parents ou grands-parents. La consécration par des articles de telles inégalités créera de facto deux catégories de citoyens dans un pays où plus de 10% de la population vit à l’étranger et qui participe à l’économie du pays à un niveau supérieur aux ressources du tourisme, principal gisement de devises du pays.
L’autre approximation quasi-dogmatique, c’est celle d’assujettir l’action de l’Etat tunisien, la plus vieille entité géopolitique d’Afrique à la réalisation hypothétique de l’unité d’un ensemble dont on ne connait ni les limites, ni les frontières. Comme si l’Etat tunisien n’était qu’une étape, un bout d’un tout sans lequel il n’existerait pas. En inscrivant cela dans la constitution, le Président commet l’erreur au moins théorique de vassaliser l’Etat dont il a la Présidence et la responsabilité. Or, que signifierait dans ce cas l’article soulignant l’indépendance. Last but not least, on est en droit de lui poser la question de ce qu’est la oumma islamique et la nation arabe ? En faisant cela, certes, il satisfait la branche intégriste et salafiste de son électorat, mais commet la faute de rayer d’un trait de crayon la spécificité du pays. Or, on connait le sort des projets constitutionnels consistant à inscrire un projet unioniste, unilatéralement dans un texte solennel. Boganda en RCA et Kadhafi en Libye en étaient les illustres témoins historiques.
A cette dévitalisation par le haut le projet du président ajoute un « évidement » par le bas. La deuxième chambre, au-delà de son intérêt, ne sera en réalité qu’un espace où vont s’exprimer les régionalismes, les « ourouchyettes » déjà exacerbés par onze années d’un hubris que la constitution qualifie de mouvement historique vertigineux.
Enfin, ce qui est plus problématique, voire dangereux, c’est la prolifération, dans une énumération infinie des droits opposables couronnés par la « répartition des richesses aux citoyens par l’Etat ». Les droits opposables créent des créances sur l’Etat qui doit satisfaire les demandes qui lui seront adressées. Quant à la distribution des richesses, slogan dogmatique peut devenir très vite la source d’explosions sociales et d’un démembrement de l’Etat. Or, la Tunisie est un pays pauvre, sans réelles ressources énergétiques et minières. Celles qui existent en grandes quantités sont obsolètes et peu ou pas stratégiques sur les marchés mondiaux (les phosphates). Que distribuera l’Etat à des citoyens, qui dés le 26 juillet 2022 seraient théoriquement en droit de lui opposer des droits qui viennent d’être proclamés et gravés dans le marbre ?
Que faire ?
Adopter une telle constitution c’est envoyer le pays dans un enfer d’une nature inédite, pire que les années de braise entre 2011 2022. Voter « non » ne servirait qu’à faire accréditer la thèse de la normalité du processus.
A se stade, eu égard aux faiblesses du texte, eu égard à la dangerosité d’un projet qui confine à l’imamat présidentialiste, le boycott par abstention sera la première étape. Il faudra ensuite que les générations futures s’attachent à lutter pour obtenir l’abrogation de ce texte, médiocre, dangereux et dogmatique.
Taoufik BOURGOU
Politologue, enseignant-chercheur au CERPAD2, Sciences Po Grenoble