- Faire croire à l’existence du BRIC’s en dehors de l’interdépendance complexe de la mondialisation actuelle est simplement une science-fiction
- Aucun acteur politique ne semble être en mesure de tracer une stratégie pour la Tunisie
- Le président Tebboune a la gentillesse de s’intéresser à nous avec la bienveillance d’un Dey tutélaire
- Pendant que la guerre fait rage en Ukraine, Américains et Russes continuent à commercer, Chinois et Américains ont accentué leurs échanges.
– Par Taoufik BOURGOU* – Ces derniers jours, nombre de journaux se font concurrence pour nous livrer les réflexions du Président algérien Monsieur Tebboune. A défaut d’un Atwane en visiteur du soir, le président algérien a dû se rabattre sur sa presse gouvernementale.
L’intérêt de la presse tunisienne pour les faits et gestes du président algérien s’expliquerait par deux choses. D’abord l’Algérie semble être installée en Tunisie dans le rôle de puissance tutélaire qui adoube la légitimité d’un président et qui calme les ardeurs d’un syndicaliste au point de l’envoyer vers un silence dont il n’a pas l’habitude.
L’autre explication est plus lapidaire et on peut comprendre la presse tunisienne. En ces temps de sécheresse, les figures politiques nationales ne font plus recette. Simplement, aucun acteur politique ne semble être en mesure de tracer une stratégie pour la Tunisie. Aucun ne semble en mesure de tracer un axe stratégique qui dépasse l’immédiat, la déclaration, l’inauguration d’un café « Paul » au lac ou l’intronisation d’un énième responsable au même poste. Comparé aux «leaders» locaux, Monsieur Tebboune fait figure, d’une référence en stratégie.
Comme il a la gentillesse de s’intéresser à nous avec la bienveillance d’un Dey tutélaire, alors intéressons-nous à certains de ses propos rapportés par des journaux tunisiens tous en pâmoisons devant tant de tactique.
Ce qui attire l’attention, c’est la double annonce du président algérien concernant sa volonté de faire adhérer son pays aux BRIC’s et concernant le passage à l’anglophonie qui ont fait applaudir nombre d’admirateurs. Examinons scientifiquement les choses et essayons de faire retomber la poussière des applaudissements laudatifs.
Les BRIC’s un pôle ?
En substance, Monsieur Tebboune veut nous dire que les BRIC’s est un pôle auquel il souhaiterait faire adhérer son pays pour le mettre à l’écart des deux autres pôles.
C’est tout simplement une fausse lecture des choses, tellement erronée qu’on peut se demander si Monsieur Tebboune a eu droit à une note de ses conseillers lui expliquant les choses simplement.
Sans trop alourdir le propos et être explicatif, la notion de BRIC’s a été construite par les analystes de la mondialisation, il y a un peu plus de vingt ans en prenant appui sur différentes émergences notamment celle de la Chine, de la Russie, du Brésil auxquelles on a rajouté l’Inde et l’Afrique du sud, vers 2012. C’est une création d’analystes et non d’un club qui s’est réuni pour se donner pour objectif d’être l’alternative au reste de la mondialisation.
D’ailleurs, au risque de décevoir terriblement Monsieur Tebboune, sans la mondialisation occidentale, il n’y aurait pas eu de BRIC’s. Donc faire croire à l’existence de ce fait en dehors de l’interdépendance complexe de la mondialisation actuelle est simplement une science-fiction. De fait, contrairement aux propos du président algérien, il n’y a pas un pôle BRIC’s face au pôle occidental et face à un autre pôle oriental.
Comme le montrent les chiffres, pendant que la guerre fait rage en Ukraine, Américains et Russes continuent à commercer, Chinois et Américains ont accentué leurs échanges. Le Brésil sans les échanges avec les Etats-Unis et l’Europe, serait un nain économique malgré ses 200 millions d’habitants.
Quant à la consistance politique de ce fameux pôle, nous l’invitions, sans lui faire leçon, à regarder de près la nature des relations entre les membres de ce pôle.
Le Brésil est lié militairement aux Etats-Unis à un niveau que ne semble pas avoir vu le Président algérien. Il suffit de regarder les équipements et l’organisation de l’armée brésilienne et son industrie d’armement qui est excellente par ailleurs, et qui est beaucoup liée à l’industrie militaire américaine (Au passage c’était notre première pré-spécialisation de recherche). A titre de simple illustration. Les F5 brésiliens re-motorisés, volent avec des radars israéliens. On est très loin de l’alternative à laquelle invitent les propos de Monsieur Tebboune. Le Brésil est même concurrent de la Russie pour certains équipements militaires. Monsieur Tebboune dont l’armée est cliente du Brésil ne doit pas l’ignorer. Idem dans le cas de la concurrence entre la Chine et le Brésil. Il nous suffit d’indiquer le cas des avions de transports tactiques Embraer brésiliens qui sont concurrents des aéronefs chinois. Dans le domaine civil, nous assistons aux mêmes logiques. Quant aux rapports à la mondialisation. Tous les BRIC’s ont un lien étroits avec le pôle occidental. L’Europe est un client indépassable pour la Chine et un de ses fournisseurs. Idem en ce qui concerne les rapports Chine/Etats-Unis.
Paradoxalement, personne ne parle des relations sino-russes. La Chine a grignoté l’extrême-Est russe, humainement et économiquement. Les «vraies» routes de la soie ont permis à Pékin de mettre la main sur le Kazakhstan et de manger quasi-intégralement l’étranger proche de la Russie. Quant au soutien chinois à Poutine dans sa guerre en Ukraine, il ressemble plus au soutien d’une corde pour un pendu qu’à une vraie alliance. L’Inde et la Chine cohabitent et ne se complètent pas. L’Afrique du sud est isolée dans cet espace pour des raisons de décalage économique avec le reste et d’éloignement géographique.
Allons en profondeur pour jauger des performances des pays de ce club.
Certes la Chine tire son épingle du jeu, avec des fragilités néanmoins, nous en voyons les signes avant-coureurs assez dangereux ces derniers jours, notamment financiers. La Russie ne sortira pas indemne de son équipée militaire en Ukraine qui est une invasion d’un Etat souverain reconnu par l’ONU. Les tenants d’ailleurs de la souveraineté, devraient méditer profondément le cas ukrainien dans la totalité de son périmètre et le regarder comme modèle des relations entre le faible et le fort dans la dimension régionale. A méditer !
Le Brésil est empêtré dans une économie du type «Amérique Latine» : mal développement, inégalités, dynamisme démographique et forte dépendance aux marchés des anciennes métropoles coloniales. Le volume des échanges entre le Brésil et l’Afrique prise dans son ensemble reste très faible. Là aussi les données de la géographie et des coûts de transfert sont tels que les échanges ne sont que rarement profitables.
L’Inde est elle aussi empêtrée dans ses problèmes internes dont l’énumération prendrait une dizaine de pages. Le poids de l’Inde dans le commerce mondial est d’ailleurs sous-proportionné par rapport à son poids démographique.
Enfin, l’Afrique du Sud. Au moment où le Président algérien livrait ses analyses, le pays a été secoué par des mouvements sociaux qui ont fait sortir Thabo Mbeki de sa retraite. L’Afrique du Sud connait des situations de pogroms contre les migrants venant du Zimbabwe (autre pays qui n’est jamais sorti mentalement de la décolonisation).
Le club apparait plus fragile et d’ailleurs en dépendance totale vis-à-vis de l’Occident. C’est une simple vérification des chiffres qui permet de démystifier la trouvaille.
En ces temps de fièvres nationalistes, il semble que nombre de responsables -à défaut de stratégie inscrite dans le monde d’aujourd’hui- plaquent sur la réalité du moment des schémas non seulement historiquement datés, mais déjà en leur temps n’avaient rien produit. La redécouverte des pôles et du non-alignement semble apparaître pour Monsieur Tebboune une solution. Il oublie que la majeur partie des non-alignés de la « belle époque » étaient en réalité alignés sur Moscou. Voilà où semble emmener la réflexion du jour : l’axe russo-chinois !
Le 27 février dernier, nous avons eu le plaisir de partager un plateau de télévision à propos de l’invasion de l’Ukraine avec un Général Egyptien à la retraite (fort heureusement). Ce dernier analysait ce qui se jouait alors sous l’angle de la bipolarité, de la guerre froide en assurant que le monde allait vers une nouvelle guerre froide. Bien sûr, nous ne souscrivons pas à cette analyse dépassée.
Les propos de Monsieur Tebboune sonnent comme ceux du Général Egyptien à la retraite. A l’un comme à l’autre, on dira que le contexte actuel est tellement différent que les modèles de raisonnement hérité du passé, sont complètement dépassés. Il reste cependant une variable contre laquelle, Monsieur Tebboune ne peut pas grand-chose : la géographie.
* Politologue, Chercheur au CERDAP2, Sciences Po Grenoble