Tawfik BOURGOU
Politologue
- Le timing de cette soudaine apparition a de quoi étonner, à quelques mois d’une élection présidentielle
- L’homme se déclare anti-américain avec parfois des affirmations qui auraient pu l’incriminer en d’autres temps pour « activités anti-américaines »
- Son radicalisme l’amène aussi à embrasser la cause du Hamas, dans une confusion totale entre la Palestine et ce mouvement de résistance
- L’acquis sportif des années 1956 à 2011 a disparu ou en passe de disparaitre, la relève n’existe pas
- Chambers ressemble à Feltman, l’homme qui a dicté la constitution de 2014 par-dessus l’épaule de Ghannouchi… et que tout le monde semble avoir oublié
TUNIS – UNIVERSNEWS (TRIBUNE) – Un homme, américain de nationalité, est apparu soudainement dans l’actualité tunisienne sans que personne ne l’y invite pour se pencher sur le sort d’un club aux abois financièrement condamné par la gestion calamiteuse de ses présidents successifs. Il est un peu de la veine de ces apparitions soudaines dont est jalonnée l’histoire des crises tunisiennes depuis l’affaire de l’homme à l’âne. (Saheb Al Himar).
L’homme en question, l’Américain, Chambers, a un profil des plus étonnants. Rien dans sa biographie, ni dans ses compétences ne montre une ancienne capacité à gérer des projets sportifs. Il n’est pas dans la veine des Textors et autres patrons de clubs multisports américains.
Le timing de sa soudaine apparition a de quoi étonner, à quelques mois d’une élection présidentielle, dans un moment où non seulement les réalisations majeures brillent par leur absence, mais que l’existant des années avant la pseudo-révolution périclite à vue d’œil notamment les infrastructures sportives dont l’état peut être résumé par ce qui se passe autour du Stade d’El Menzah. L’apparition providentielle de l’homme dans le giron d’un club menacé à un moment précis de son histoire a de quoi étonner, car cela ressemble à une mission de sauvetage organisée et structurée de longue date, mais annoncée à un moment propice. Qui a décidé ailleurs et dans certaines coulisses ?
Plus étonnant est le profil de l’homme. Certes, quand on connait un peu la société newyorkaise, celle du Brooklyn de son enfance, on peut y rencontrer ceux que les Américains appelaient les «radicals», mais son profil dépasse cela et a de quoi étonner. L’homme se déclare marxiste, une coquetterie qui peut passer pour une affirmation légère dans des milieux où s’afficher à l’envers de tout est assez courant. Là où cela devient inquiétant au regard de ce qui se passe, se trame dans et autour de la Tunisie, c’est son affirmation et ses déclarations contre son propre pays.
L’homme se déclare anti-américain avec parfois des affirmations qui auraient pu l’incriminer en d’autres temps pour «activités anti-américaines». Il se déclare soutien de la Russie, ce qui veut dire que selon lui la guerre d’invasion russe de l’Ukraine et les meurtres de populations civiles ukrainiennes, seraient selon lui légitime ? Qui peut accepter cela ? Son radicalisme l’amène aussi à embrasser la cause du Hamas, dans une confusion totale entre la Palestine et le Hamas. Rappelons juste que le Hamas a enclenché une guerre dont il n’a pas mesuré l’impact et qui se solde à ce jour par la disparition pure et simple d’une partie de la Cisjordanie annexée de facto (24 km2 annexés en une journée sans chance de les récupérer), Gaza totalement détruite, la mort de près de 40 000 personnes, tout cela pour courir négocier un cessez-le-feu sans espoir de l’avoir !
L’homme déclare que le monde se porterait mieux si son pays de nationalité n’existait plus. Ben Laden ne disait pas différemment. L’Ambassadeur américain à Tunis, qui habite à quelques kilomètres de là où Monsieur Chambers a élu domicile doit beaucoup apprécier les affirmations et les actions de son concitoyen. Espérons qu’il n’avait pas invité Monsieur Chambers à la Garden Party du 4 juillet.
Ce qui intrigue et étonne beaucoup plus, c’est la « légende » construite autour de cet homme. Le mot légende dans la langue du renseignement désigne le récit qui accompagne toujours l’apparition d’un personnage à qui est dévolu un rôle plus ou moins secret et qui tranche avec la réalité de sa vie, qu’il soit conscient ou pas du projet qu’il porte.
Après avoir bourlingué en Irak et ailleurs, l’homme se fixe avec son épouse, une descendante des Schnabels de Brooklyn, ceux du cinéma et du financement de Hollywood, en Tunisie. Sans manquer d’égard à la Tunisie, pourquoi Tunis et non Marrakech, plus glamour, ou Tanger plus cinéma, ils auraient pu se fixer dans tout autre pays où justement le type de questions que nous posons n’auraient pas été posées. Le couple se convertit à l’Islam que certains applaudissent à tout rompre ignorant qu’aux Etats-Unis le nomadisme religieux est un style de vie. Le récit correspond à ce stade à celui d’un aventurier de la fin du XIXe siècle qui débarque en Tunisie et qui s’essaye à devenir un notable d’un pays en adoptant les choses et les rites du pays. L’histoire est jalonnée de ses météores qui apparaissent et disparaissent rapidement dans le ciel tunisien.
Avec une facilité déconcertante, l’homme est reçu par un ministre, rappelons le temps qu’il a fallu au prix Nobel tunisien avant qu’il ne puisse bénéficier d’une telle faveur. L’homme se voit conforté dans son rôle de sauveur quand l’entretien avec le ministre débouche sur le financement d’infrastructures sportives, ce que le pays s’est montré bien incapable de réaliser durant les treize dernières années. Sans doute soulagés de ne pas voir le Club Africain déclarer faillite à quelques semaines de l’élection présidentielle, emportés par leur élan, les responsables politique font feu de tout bois, pourvu qu’on montre des réalisations.
Mais à la sortie du bureau du ministre, Chambers se fend d’un tweet énigmatique, à moins qu’il ne soit maladroit. Au lieu d’annoncer des choses sportives, le voilà s’intéressant aux achats tunisiens de blé russe. Quel rapport peut-on établir entre le club dont il devient un sponsor et les achats tunisiens de blé russe et l’intérêt pour l’agriculture en Tunisie ? A moins d’avoir des objectifs déjà extra-sportifs, ou alors n’avoir pas de ligne directrice sautant du coq à l’âne. Certes en mai dernier, Vanity Fair a résumé quelques peu la vie de l’homme, mais il subsiste des zones d’ombres assez inquiétantes.
Ce qui est déconcertant, c’est ce que cette affaire révèle la situation de la Tunisie tant sur le plan sportif que sur le plan politique.
Au premier plan c’est l’indigence totale de la politique sportive du pays depuis 2011 et plus récemment. L’acquis des années 1956 à 2011 a disparu ou en passe de disparaitre, la relève n’existe pas, on ne parle pas du côté humain, ici ce sont les politiques de l’Etat. A part organiser des matchs de football entre équipes de subsahariens, peuple d’envahisseurs implanté par force en Tunisie la politique sportive brille par sa vacuité totale. C’est le vide absolu depuis 2011. Dans un pays doté d’une vraie politique sportive, une situation comme celle du Club Africain n’aurait jamais pu advenir. Le pays vit d’expédients sportifs, majoritairement, on cherche le sponsor providentiel quitte à tout vendre. C’est un processus parallèle à toute la politique. On cherche l’investisseur providentiel quitte à zigzaguer du Qatar à la Turquie, de la Chine à la Russie, pour terminer à courtiser le Burkina Faso, petite dictature militaire. Une absence de ligne directrice dans tout, surtout dans le sport.
Mieux encore, Chambers ressemble à Feltman, l’homme qui a dicté la constitution de 2014 par-dessus l’épaule de Ghannouchi. Tout le monde semble l’avoir oublié, pas nous.
Il est regrettable de souligner qu’entre Slim Riahi et Chambers, c’est un peu un jeu entre Bonnie and Clyde et un faux Gatsby. Dans un des multiples commentaires des supporters tout en pâmoisons devant l’homme arborant un insultant « ACAB » en tatouage, un supporter dit «l’homme s’ennuie de sa fortune il a décidé de la donner au club du peuple». Une phrase sous forme de bêtise qui résume parfaitement les treize dernières années, personne ne pose la question qui fâche : « Pourquoi la Tunisie, pourquoi en ce moment et pourquoi lui ? »
Parfois le scepticisme permet d’éviter des terribles désillusions et de grandes catastrophes. Les sceptiques ont été condamnés au silence, nous en étions, nous en serons toujours. Jusque-là, nous avons eu raison sur toute la ligne.