Par Fadhila Bergaoui
Comment et pourquoi devient-on terroriste ? Une question lancinante qui ne finit pas de nous écorcher à vif parce que traduite dans la réalité par une chaîne de meurtres et de deuils. Sans qu’il n’y ait le moindre espoir que la chaîne se rompe avant de nous avoir broyés à satiété et s’être répue de notre sang et de nos larmes.
«Casemate», premier roman de Slah Bergaoui (1) se positionne au cœur même de cette tourmente. D’abord par le choix des lieux où se déroulent les événements : Jbel Bargou où le maquis se le dispute aux bosquets et grottes où le caroubier rivalise avec le lentisque et l’arbousier, les « dchors », ensuite, sorte de forteresses haut perchées sur des rochers inaccessibles et à l’abri de toute intrusion et qu’habillent en général des forêts de figues de barbarie.
Les vergers qui serpentent tout au long des cours d’eau et les plantations d’oliviers arrachées à la forêt représentent avec quelques têtes de bétail les maigres richesses des paysans. Il faut attendre le forage de quelques sondages pour que la région connaisse une certaine prospérité.
Pommiers et cerisiers introduits grâce à l’irrigation ont en effet transformé aussi bien le paysage que la vie de certains paysans. Dans ce monde rude et dur, la lutte pour la survie n’a d’égale que le bonheur quasiment primitif d’une femme se hâtant dès l’aube pour préparer les galettes qu’emporteront « ses hommes ». « Ses hommes », c’est avant tout l’enfant préféré, qui bien avant le lever du soleil se prépare à se rendre à pieds à l’école la plus proche, c’est-à-dire à quelques kilomètres de chez lui. C’est ensuite l’époux qu’attend une longue et harassante journée de labeur au verger ou dans les champs.
D’ores et déjà le décor est planté. Un mont généreux et envoutant certes mais loin de pouvoir contenter les besoins des hommes, des paysans aux revenus extrêmement réduits et au caractère entier, une école rurale qui, à la moindre bourrasque ou journée de neige est obligée de fermer porte et des autorités dont on devine à peine la présence.
L’équilibre des hommes est fragile et la survie risquée. Dans cet univers naturel quasiment clos et annonciateur d’échecs plus que d’espérance, évolue Saleh le héros ou plutôt l’anti héros de Casemate. Dès le départ, il est frappé du sort des « faibles ». Malgré une intelligence vive et alerte qui le distingue de ses camarades d’école et le place d’office à la tête des plus brillants d’entre eux, Saleh ne parviendra pas à dépasser ses premières blessures morales, somme toute insignifiantes, de jeune adolescent. Il abandonne l’école pour être berger.
Dans un environnement normal et équilibré le père aurait pu tenir le rôle qui lui est dévolu et obliger l’enfant à réintégrer l’école. Mais l’environnement et tout autre et l’indifférence du père à l’endroit du fils est tuante. C’est le premier jalon d’une longue et pénible liste d’échecs que la tendresse envahissante et protectrice de la mère n’arrivera guère à endiguer.
Lentement, sûrement, comme dans un film dont on perçoit clairement les contours, Saleh s’achemine vers un destin qu’on devine désastreux.
De déception en déception, d’échec en échec, pétri de haine, assoiffé de justice, d’affection et de tendresse, il finit en prison. Comme des dizaines de jeunes, la prison se chargera de l’endoctriner dans la bonne voie du terrorisme. La suite nous la devinons : la prise en charge « protectrice des frères », le passage à l’acte, l’horreur d’égorger dans l’allégresse de la foi et l’adoration de Dieu, l’affirmation et la réhabilitation de soi même pour et de nouveau connaitre et reconnaitre la trahison.
Qui aurait pu ou du empêcher Salah d’aller à son destin funeste ?
La cousine qui se jouera de ses sentiments ou le juge qui le condamnera pour des mots assassins prononcés dans un moment de furie furieuse ? Le « omda » le traitant de rejeton de prison ou les gens de la « dachra » s’en méfiant désormais comme d’un pestiféré ? L’ami d’enfance propulsé dans un autre milieu et préoccupé par d’autres destins ? Tout semble tracé d’avance et quand la mort se présente elle s’annoncera alors comme une délivrance.
Tour à tour romancier et investigateur, l’auteur recourt tout à la fois à la narration et au reportage propre au journalisme.
Ce double usage s’appuyant sur une langue arabe épurée, parfaitement maitrisée comme coulant de source, confère au roman une sorte de puissance majestueuse. Derrière l’écrivain se profile nettement le politicien et l’homme de loi(2) ayant touché de près au dossier du terrorisme.
Les chemins spirituels ou virtuels empruntés par les terroristes pour accéder au « jihad » proprement dit ne lui semblent pas inconnus trahissant l’enquête sur terrain. En trame de fond l’hymne rendu au lieu d’enfance est obsédant à la limite de l’insoutenable car chargé d’un trop plein de nostalgie et d’émotion. Le mont Bargou est à l’origine de toutes les passions et de tous les déchainements.
On y est rivés à jamais sans espoir de guérison. Quels que soient les chemins empruntés par la suite, quelles que soient les dérives, on y revient toujours comme une âme en peine. Salah l’a bien compris qui de désillusion en désillusion, revient à son milieu d’enfance pour y mourir. « Dieu m’est témoin que je n’aie de patrie que toi et que l’exil loin de toi est la mort assurée » s’écriera-t-il en s’adressant à sa « dachra ».
Seul bémol, l’évocation de la fameuse bataille de Jbel Bargou pour l’indépendance. Ce chapitre glorieux de la région se situant à une autre époque et à une autre période (novembre 1954) dessert le roman plus qu’il ne le sert. Trop peu et trop vite dit, cet événement historique d’importance majeure pour tout le pays, semble avoir de la peine à s’intégrer au roman.
Le récit historique et le genre d’écriture propre au roman s’affrontent et se heurtent opérant une certaine cassure au rythme du roman. Pétri dans la terre des ancêtres, gorgé de sa sève, l’auteur semble emporté par le désir de témoigner de la grandeur et la gloire de son lieu de naissance en déballant tout ce qui est motif de fierté. Tentative hâtive qui fera de l’ombre à une bataille qui peut constituer à elle seule l’objet d’un roman. Le résultat en sera un sentiment de frustration lancinant.
Mais qui sait ? Peut être que l’aventure tentera de nouveau Slah Bergaoui et qu’il nous gratifiera d’un nouveau roman dont le pilier sera cette fois ci et bel et bien la bataille du « dernier quart » avant d’accéder à l’indépendance !
1- Casemate. Roman de Slah Bergaoui. Maison d’édition : Meskelyèni.
2- Slah Begaoui député et avocat de sa profession.