Le grand écrivain algérien, Yasmina Khadra a été l’une des attractions culturelles de ces derniers jours à Tunis, où il a donné une séance de dédicace de son dernier ouvrage Khalil. Il y avait foule ; on se bousculait même au portillon. Nous reproduisons ci-après un texte que lui a consacré le respectable site LE DIPLOMATE TUNISIEN sous la plume de Néjiba Belkadi.
Yasmina Khadra à Tunis : « Nous, Maghrébins, sommes capables d’émerveiller le monde »
Publié Le 19 Novembre 2018 Par Nejiba Belkadi
« Je me présente, je m’appelle Mohamed Moulessehoul, je suis né il y a 2 x 32 ans dans le Sahara algérien au sein d’une famille de poètes », a dit, vendredi, le souriant et illustre écrivain algérien Yasmina Khadra devant la salle comble de la librairie el-Moez au sein de laquelle il a tenu une séance de dédicace pour son nouveau roman, Khalil. Fausse humilité de la part de l’auteur du magistral Ce que le jour doit à la nuit, de cette plume traduite en 48 langues ? Il semble plutôt s’agir d’une rare jovialité, car l’écrivain tenait à rappeler les attaches faites de fraternité et d’humour, le lien de familiarité bienveillante qui le rapproche de ses lecteurs tunisiens, avec lesquels il dit entretenir une relation unique. Si celui qui a pour nom de plume celui de sa femme, Yasmina Khadra, est venu en Tunisie présenter son dernier roman, c’est parce qu’il s’agit d’un « devoir », a-t-il ainsi expliqué.
La vue de la salle, qui comptait bien plus de femmes que d’hommes, n’a pas manqué de lui arracher de ces paroles de poésie auxquelles il a habitué son public. Est-il étonnant que dans notre pays les femmes soient à ce point happées par les finesses de la littérature et se sentent si concernées par les débats intellectuels les plus brûlants de notre époque (la trame de son dernier roman s’articule autour de la question du terrorisme) ? Evidemment non : « La Tunisie est une exception arabe en ce qu’elle a décidé de donner aux femmes le statut unique qu’elles méritent et de les élever. En le faisant, la Tunisie a refusé de tourner le dos au soleil pour ne faire face qu’aux ténèbres », a dit d’emblée le poète seulement quelques secondes après son entrée.
Ce que les Tunisiens doivent aux Algériens
« Je vois toujours dans le regard des Tunisiens que je rencontre de l’enthousiasme, un courage, une véritable détermination de permettre à ce pays d’avancer. Lors des événements de 2011, lorsque tout le monde parlait de révolution, moi je voyais simplement une insurrection à laquelle manquait une assise et qui n’était pas portée par des figures charismatiques et solvables. Ce que je savais en revanche, c’est que le seul peuple capable de faire quelque chose à partir d’un chahut fantastique est bien le peuple tunisien, et vous l’avez prouvé », a clamé Yasmina Khadra. Mettant en perspective le cas tunisien avec l’espace politique maghrébin dans sa globalité, marqué par des problématiques semblables voire identiques, il a également dit espérer que « le courage et la lucidité des Tunisiens » serviront de repère aux autres nations, et en particulier au peuple algérien, « ce peuple d’une bravoure quasi-cosmique » qui a besoin de se ressourcer à travers « vos efforts à vous », a ajouté l’auteur de La dernière nuit du Raïs. Pour lui, si les Tunisiens ont su se saisir de leur destin pour tenter de dessiner une trajectoire sociopolitique nouvelle, ils ne sauraient le faire sans accéder à l’universalité, c’est-à-dire sans servir de modèle d’inspiration pour leurs voisins encore contraints de vivre sous le joug de régimes politiques liberticides.
Ce que le monde doit aux Maghrébins
L’universalité, justement. Une question qui touche également le milieu de l’art, soutient Yasmina Khadra. L’écrivain algérien a ainsi expliqué qu’en tant qu’artistes, les Maghrébins sont incapables de porter en eux une universalité en raison du « véritable impérialisme culturel qui fait croire qu’un seul écrivain doit incarner tous les autres écrivains », ce qui, dans le milieu littéraire francophone, est inaccessible aux Maghrébins. « Pour moi, chaque écrivain incarne son propre talent et nous avons besoin d’une pluralité dans la générosité artistique et intellectuelle. Il faut se battre pour exister et à ceux qui veulent devenir écrivains, je dis ceci : [le chemin que vous comptez prendre] est une locomotive à laquelle il faudra s’accrocher », a-t-il poursuivi.
Le problème du Maghrébin talentueux est, selon lui, l’éternelle contestation de son talent (que ce soit par ses concitoyens ou par d’autres). « Quand on fait quelque chose d’extraordinaire, on suscite non pas la reconnaissance, mais l’étonnement et la suspicion », explique-t-il encore. « Alors j’ai un message à faire passer aux Maghrébins : nous sommes capables de conquérir les esprits dans le monde entier, nous pouvons rayonner dans le monde. Nous sommes capables d’exercer une fascination, d’émerveiller le monde. Nous n’avons pas à chercher pourquoi nous réussissons : ceux d’entre nous qui réussissent y sont parvenus grâce à un travail acharné. Nous portons en nous quelque chose à donner et une générosité à partager. »
Qu’est-ce que le terrorisme ?
L’écrivain a essayé de brièvement répondre à cette éternelle question qui divise toutes les sociétés d’aujourd’hui. Pour lui, le véritable danger à démanteler est la fausse compréhension de ce phénomène sociopolitique majeur du XXIe siècle. « La thématique du terrorisme est devenue un filon pour beaucoup de gens, des théologiens ou soi-disant politologues sont ainsi devenus du jour au lendemain des experts ès terrorisme ! Parce qu’ils sont capables de dire une phrase en arabe, ils sont devenus des divinités qui aujourd’hui paradent sur les plateaux de télévision français. Tout ce monde-là essaie en réalité de se donner une visibilité de la même manière que les terroristes eux-mêmes. C’est pour cette raison que j’ai décidé de revenir sur cette thématique avec mon dernier roman, [une thématique qu’il avait déjà traitée avec, notamment, Les agneaux du Seigneur (1998) ou L’attentat (2005), NDLR]. Le terrorisme armé peut être identifié, localisé, détruit, comme l’Algérie a réussi à le faire, même si elle n’en a pas encore fini avec l’islamisme. Mais le courant intellectuel le plus dangereux, fait de philosophes et de penseurs objectivement organisés en lobbies, est celui, très médiatisé, qui est en train d’inoculer l’idée que le musulman est un terroriste potentiel : c’est ce courant qu’il faut combattre. »
Car pour l’écrivain, au sein de ce processus complexe qu’est la radicalisation, on retrouve, sous l’appellation de terroristes, de simples gens, citoyens « qui n’ont pas cru en leur étoile », fragilisés par l’absence d’un support familial structurant et d’une société capable de les préserver et de désamorcer leurs pulsions de violence : « ils ont ainsi été pris en charge pas des nébuleuses qui les ont enténébrés ».
Ces gens ont ainsi été ravis par des discours mielleux qui leur ont rendu un peu de leur dignité, des discours formulés par des chefs qui leur témoignent du respect quand la société les a toujours considérés comme des loubards et des voyous. Pour Yasmina Khadra, à ces gens-là, on parle comme on parlerait à des sommités, leur faisant ainsi découvrir ce qu’est le respect, qu’ils croyaient avoir perdu. On leur parle d’un avenir radieux où règneront la justice, la charité, la fraternité et le partage. « Alors, petit à petit, ils s’engouffrent dans cette voie jusqu’au jour où on leur dit qu’il faut agir, qu’il faut faire quelque chose, se défendre contre cette société “qui ne veut pas de nous”. L’étape d’après ? Ils se voient mettre une arme entre les mains, se retrouvant ainsi piégés dans une guerre qu’ils ne soupçonnaient peut-être pas. »
Reconquérir par le verbe
« Moi, j’ai essayé de comprendre à qui j’avais affaire », dit l’écrivain qui a officié des années durant, en pleine guerre civile algérienne, au sein des forces armées algériennes chargées de la lutte antiterroriste. S’il est aujourd’hui reconverti dans le verbe, l’homme sait de quoi il parle. Il insiste : « Ces hommes sont récupérables, on peut les assagir. Détournés par le verbe, ces jeunes, nous pouvons les guérir et les reconquérir par le verbe. » Le personnage embrigadé dont il est question dans son roman explique lui-même qu’il s’est senti être un « objet perdu sur leur chemin », celui des bourreaux endoctrineurs. « Mais si ce long processus d’intoxication a été rendu possible, c’est à cause d’une profonde frustration qui fait perdre leur intelligence et leur personnalité aux plus vulnérables », auxquels il va falloir expliquer que la seule philosophie qui tienne est celle de la préciosité de la vie, explique encore l’écrivain, qui estime que la “reconquête” de ces jeunes frustrés, en mal d’idéal, victimes d’un profond désenchantement du monde, doit précisément passer par un réenchantement. Y compris par le verbe.
Nejiba Belkadi