Par Raouf Ben Rejeb*
Le contraire aurait étonné. Des envolées lyriques, un arabe châtié dont le vocabulaire est recherché, un phrasé peu accessible au commun des gens, pas ou peu de choses concrètes, tangibles si ce n’est dans l’abstraction pure. Si le style fait l’homme, le nouveau président de la République est à n’en point douter un homme qui n’est pas de cette époque. Ou il est le spécimen d’un ordre ancien, une survivance hors du temps. Ou il anticipe un ordre nouveau qui mettra du temps avant de s’installer.
Hors du temps, il l’est sans aucun doute. Puisque dans son discours point de rappel, ni encore d’hommage aux fondateurs de l’Etat tunisien moderne et au plus illustre d’entre eux Habib Bourguiba, ni d’évocation de la République, ni de ses valeurs, lui qui va habiter un de ses Palais. Pas un mot non plus sur la transition démocratique grâce à laquelle il s’est hissé à la plus haute charge de l’Etat, ni sur son engagement à la parachever. Pas un mot sur la Cour Constitutionnelle qui semble passer en pertes et profit, alors qu’elle aurait mérité de figurer dans le discours du professeur de droit constitutionnel.
Pour le reste on a eu droit à un catalogue de choses convenues, qu’il a appelé des « charges » امانات et qui sont autant d’engagements : la pérennité et la neutralité de l’Etat, la protection et la défense des libertés, la lutte contre la corruption, la consécration de la justice, le combat contre le terrorisme, la préservation des droits de la femme et leur enrichissement, le respect des accords et conventions internationaux ainsi que l’ancrage de la Tunisie dans son environnement régional et international.
Certes, le nouveau président s’est voulu rassurant sur tous ces points- et on s’en réjouit- comme si on n’était pas sûr qu’il le fasse, mais aurait-il voulu faire autrement qu’il n’aurait pas pu le faire, car la Tunisie avec ses institutions qui ont montré leur force en cette phase délicate- qui a suivi le décès du défunt président Béji Caïd Essebsi- ne lui aurait permis de prendre des libertés avec ces principes de base sur lesquels on ne peut tergiverser.
Alors qu’il avait dit pendant sa campagne « explicative » que l’ère qui commence est essentiellement de nature économique et sociale, point d’évocation des défis qui se présentent sur ce plan essentiel à tous égards. Même si ce lourd dossier ne figure pas parmi les attributions du président de la République, le plébiscite dont a bénéficié Kaïs Saïed lui permet de s’ingérer de tout, surtout de donner des orientations sur l’emploi, l’impulsion de l’investissement, l’amélioration des infrastructures, la santé, la réforme de l’éducation et pourquoi pas sur le pouvoir d’achat, la lutte contre la pauvreté…
La seule mesure qu’il a préconisée, à savoir le don d’une journée de travail par mois pendant les cinq prochaines années n’est qu’une proposition avancée par ses soutiens de l’intérieur et de l’extérieur. Le produit de ces dons va « remplir les caisses de l’Etat » d’après ce qu’il dit. Mais le nouveau président sait-il qu’en année pleine cela ne fera qu’une somme annuelle de 500 millions de dinars, alors que les besoins d’endettement pour clore le budget de l’Etat chaque année s’élèvent à plus de 10 milliards de dinars.
Faites le compte et dites-moi si les caisses seront remplies à ras-bord ou pas ! La proposition n’a pas été bien accueillie si on se réfère aux réseaux sociaux. Le secrétaire général de l’UGTT, Noureddine Tabboubi a refusé lui aussi que les salariés soient aussi les vaches à lait, alors qu’il aurait fallu que l’Etat aille chercher l’argent là où il se trouve, c’est-à-dire dans les poches des riches. Surtout que l’économie parallèle sous-terraine pèse plus que l’économie formelle.
Enfin Kaïs Saïed s’est présenté comme un « président rassembleur, un président fédérateur », outre qu’il est le garant de la Constitution et du respect de la loi. C’est bon signe.
Accordons-lui le préjugé favorable et jugeons-le à l’aune de ce qu’il va faire. C’est face aux difficultés qui ne manqueront pas de se présenter à lui qu’on va se faire une opinion de lui.
*Ancien diplomate et journaliste