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Votre vocation : agir sur l’histoire sans les chaînes du pouvoir
Lors d’une conférence de bienvenue tenue en l’honneur de Jean Daniel au Collège international de Tunis, le 16 juin 2001, et intitulée : « Mémoires et engagements », l’écrivaine et essayiste tunisienne, Hélé Béji a donné une communication qu’elle a voulu une adresse dans le style direct à feu Jean Daniel, fondateur du prestigieux « Nouvel Obs ». Nous en tirons, ci-après, de larges extraits :
« Cher Jean Daniel,
Bienvenue au Collège international de Tunis. Ici vous pourrez exercer à satiété votre « incapacité religieuse de croire ».
Vous avez dit: « Le militantisme n’a jamais été mon fort » ou encore « aucun engagement politique n’épuise une vie ». Pourtant, chacun de vos engagements a été un risque au sens fort, où il a toujours fallu payer quelque chose, mettre en gage, engager son âme pour « cette étrange idée qu’une vérité peut n’être que celle d’un jour », celle du journalisme.
Vous avez deux dons : comprendre et raconter, vous les revendiquez. Vos narrations sont toujours une pédagogie de l’actualité. Vos carnets sont comme une éprouvette que vous plongez dans le fleuve de l’actualité pour avoir le temps d’en analyser quelques gouttes, parce que dans la composition de chacune d’elles, il y a peut-être toute la chimie du présent.
Mais en même temps, vous contez le présent avec des couleurs de légende, comme s’il appartenait aussi à ceux dont la bouche en a déjà proféré quelque vérité prémonitoire. C’est pour eux aussi que vous témoignez, pour les disparus, les absents, les anges visionnaires et précocement muets, auxquels votre père laissait toujours une place vide à table.
Mais il y a du romanesque dans votre journalisme, dans vos scènes balzaciennes de la vie mondiale. Vous mêlez vos héros littéraires du XIX° siècle aux portraits de vos contemporains, Bourguiba, De Gaulle, Mitterrand, Senghor, Kundera, Malraux, Camus, qui deviennent sous votre plume des figures de roman, tels qu’en eux-mêmes l’éternité les change, tandis que vos héros de fiction, Fabrice Del Dongo, Julien Sorel, Meursault, Mathilde de la Môle, qui a le même prénom que votre sœur et qui était son héroïne préférée, ont des visages si familiers qu’on les verrait presque trinquer avec vous dans un bar.
Ce mélange de littérature et de politique hausse le journalisme à la hauteur des chroniques de Saint Simon. Les gloires sortent de la dorure de l’histoire pour la misère des contingences, mais les amis aux tendres prénoms ont au contraire le panache de demi-dieux immortels. Vos carnets tissent les sentiments infimes aux évènements majeurs, les minutes impalpables aux dates monumentales, les petits chagrins aux grands traumatismes.
Votre élan vers le monde est un retour sur soi, et votre interrogation sur soi une curiosité pour le monde. Chaque matin, on dirait que le sphinx énigmatique de l’actualité vous interpelle dans le miroir où vous vous brossez les dents.
Tout à coup votre mémoire se fixe sur la mèche d’André Malraux, les sourcils de Mendès-France, le menton de Bourguiba, la danse d’Albert Camus, le front de Germaine Tillion, le torse de Jacques Berque, la coupe de cheveux de Jules Roy…
Et soudain, la précarité d’une rencontre entre dans la grâce de l’histoire. Chaque page que vous écrivez est un tamis que vous secouez pour n’en garder que le grain moral, et vous en laissez s’effriter le sable trivial, à travers cette double membrane toujours tendue en vous : la quête du bonheur, la haine de la violence.
Par un coup d’œil rapide, vous captez dans le brouillon de l’actualité des éclairs, des signes, des intuitions. Mais votre passion prend toujours le pas sur le cynisme, votre humour sur l’amertume, votre style sur la déprime. La saveur poétique du rêve l’emporte chez vous sur la déception des utopies.
Il y a une infime oscillation dans vos écrits entre la clarté et le délire ; c’est la traduction même des paradoxes du monde dont vous êtes une sorte de témoin altier et subjugué. Vous aimez cette frange de l’histoire où la raison s’éprouve elle-même en effleurant la folie. Vous êtes souvent moqueur, rarement amer ou sarcastique. L’imperfection humaine est pour vous un sujet d’indignation mais pas d’anathème. Vous vous révoltez sans vous désespérer ; vous vous fâchez sans vous envenimer ; vous vous énervez sans vous déchaîner. Mais votre naturel bienveillant n’est pas exempt d’une douce férocité.
Vous êtes un rebelle des crimes de l’humanité, mais pas un inquisiteur de ses péchés. Ce que vous craignez chez les révolutionnaires, c’est leur plus grand attrait pour la violence que pour la révolution. L’idée hégélienne de la violence accoucheuse de l’histoire vous révulse…
…Votre vocation : agir sur l’histoire sans les chaînes du pouvoir. Votre désir de comprendre se porte même vers ceux que vous ne comprenez pas. Votre sévérité ne voue personne aux gémonies. Vous n’êtes pas de ceux qui excommunient. Votre instinct de bonheur est plus fort que votre mélancolie.
Vous dites : « Je suis né peureux et paresseux ! ».
Je veux bien ! Mais quand on parcourt les milliers de pages de vos carnets, essais, romans, reportages, et cette tyrannie hebdomadaire de l’édito du Nouvel Observateur, et vos aventures au bout du monde pour ne rien rater, et les sorciers, les intellos, les diables, les fées, les fous, les génies, les vagabonds, les monstres, les saints, les assassins que vous nous racontez, on se demande ce que vous auriez fait si vous aviez été bosseur !
« Peureux ? » à Bizerte, ou dans les ruptures que vous avez affrontées avec les meilleurs, votre terrible séparation avec Camus à cause de l’Algérie ? Dans votre choix de l’Algérie algérienne contre l’Algérie française ? Dans ce premier numéro du Nouvel Obs où vous avez ouvert une tribune à Sartre, malgré votre répulsion pour sa Préface aux Damnés de la terre, et son « démoniaque égarement ». Il faut admettre dites-vous, que les hommes supérieurs puissent avoir tort.
« Paresseux ? » dans les rubriques hyper savantes où vous avez fait l’Académie, le Collège de France, la Sorbonne, les Hautes Etudes, faisant du Nouvel Obs « le journal le plus écrit de la presse française », où toutes les chapelles intellectuelles ont pu se quereller, même celles que vous désapprouviez.
Qu’aurait-ce été si vous vous étiez jugé courageux et travailleur ? Vous auriez été un despote de l’intelligence, un « terroriste sémantique » comme vous dites, un cuistre des médias, un tyran de l’opinion. Heureusement, c’est peut-être cette illusion de paresse et de faiblesse qui vous a sauvé du cynisme du « glacis parisien » comme vous l’appelez.
… « La décolonisation, c’est mon engagement », dites-vous. D’une certaine manière, vous êtes un décolonisé ; toute votre mémoire a travaillé à son élucidation. Il y aurait beaucoup à dire. Mais juste un point. Quelle différence humaine y a-t-il, par exemple, entre un algérien et un français nés sur la même terre : même type de famille, même hospitalité, mêmes affects, même climat, même paysage, même musique, mêmes superstitions, même patriarcat, même monothéisme, mêmes amitiés, mêmes écoles, et qui disent comme vous : « Tout homme sur ces rives est à certains moments la mère de l’autre ». Et pourtant, ils ont décidé un jour qu’ils étaient « différents » ?
En fait, cette mémoire subjective ne peut être confondue avec celle d’une histoire collective, même si elle la recoupe…
…Je dirais que pour vous, Jean Daniel, il y a eu acte de dépossession de la mémoire, alors que dans l’autre cas, celui du fanatique, non. Qu’est-ce que la dépossession de la mémoire ? C’est l’acte par lequel, en s’engageant, on accepte de perdre quelque chose. Vous êtes français d’Algérie, mais vous avez accepté que l’Algérie soit aux Algériens. Vous avez perdu votre maison, votre terre natale, votre mère, votre famille, et l’amitié irremplaçable d’Albert Camus qui lui, ne voulait pas perdre l’Algérie.
Tous vos engagements sont partis de ce premier et douloureux travail de dépossession, seul digne d’une vraie mémoire.
…Toute liberté est inséparable d’une critique de mémoire. C’est pourquoi, votre travail est pour nous exemplaire. Vous nous montrez que seul un travail singulier, créatif sur la mémoire, une dépossession de soi, une liberté de mémoire, un sacrifice d’identité, peut fonder un humanisme de l’engagement.
Hélé Béji (16 juin 2001)