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Contre le Delenda Carthago de Caton l’Ancien, il proclamait Servenda Carthago
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Nos références se situent, certes, dans l’époque islamique, mais, aussi, dans les époques punique, romaine et byzantine, pour ne citer que les plus importantes.
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La Tunisie, pour sa part, perd en lui un Malraux doublé d’un Ibn al-‘Amid.
Par Abdelaziz Kacem
C’était hier matin, 14 mai, à Carthage. Nous étions quelques dizaines, peut-être une centaine de proches et d’amis, venus dire adieu à Chedli Klibi. En d’autres temps, sans le confinement, c’est par milliers que les Tunisiens et les Tunisiennes se seraient déplacés, pour une circonstance aussi grave.
Assis à la terrasse où il m’a tant de fois accueilli, des flots de souvenirs m’ont assailli et mon imagination galéja. Il a été mon ministre et de fortes affinités m’ont lié à lui. C’est à son contact que j’ai appréhendé le sens d’un aphorisme de Voltaire : « L’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux ! ». Et c’est sous un autre jour que j’aimerais évoquer notre très cher et regretté disparu.
Chedli Klibi a été, par deux fois, mon préfacier. Par deux fois, j’ai été le sien.Son traducteur aussi. Un jour, je lui donnai à lire un texte que je consacrais à son œuvre. Arrivé à un certain paragraphe, je le vis, songeur, en arrêt, pendant de bien longues secondes. Je craignis une désapprobation. Il leva lentement sur moi son regard, sourit doucement et grommela : « Vous me comprenez si bien ! »
Or, voici ce que j’écrivais : « Il a beau avoir été le grand ministre fondateur de notre politique culturelle, l’influent ministre-directeur du Cabinet présidentiel, l’illustre Secrétaire général de la Ligue arabe, en son for intérieur, il ne se reconnaît qu’en sa « carthagonéité ».
Maire élu, 27 ans durant, sans discontinuer (1963-1990) etquelles qu’aient pu être les contraintes inhérentes à ses lourdes charges nationales et internationales, il continua de gérerles affaires de sa Carthage éternelle. Il va sans dire qu’un Chedli Klibi ne chercherait guère à se faire élire pour veiller à la bonne tenue des registres de l’état civil ou à la bonne marche des travaux de voierie.
Loin de se comporter en simple bourgmestre, on voyait bien qu’il assumait, sans trop le dire, l’indicible destin de la cité des Barca. Moi seul, et il s’en était aperçu, voyais en lui la réincarnation d’un lointain sénateur, le dernier de la race.
Jamais remembrance ne m’a fait autant vaciller. Il y a quarante-huit ans, à quatre jours près, le 19 mai 1972, sur la colline de Byrsa, en présence de René Maheu, le directeur général de l’UNESCO, retentit l’appel du ministre Chedli Klibi pour la campagne internationale de fouilles archéologiques de Carthage.
Contre le Delenda Carthago (Il faut détruire Carthage) de Caton l’Ancien, il proclamait Servenda Carthago (Il faut sauver Carthage). Son discours était fulgurant. René Maheu le qualifia de « morceau d’anthologie ». La cérémonie était grandiose.
C’était pour lui l’occasion de dire la richesse des composantes de la personnalité tunisienne, car il lui appartenait d’indiquer ce que notre patrimoine devait à « l’apport de toutes les civilisations auxquelles notre pays, durant sa longue histoire, a appartenu et participé activement. » Chedli Klibi est un musulman pratiquant, à vocation soufie. Mais il précise :
« Nos références se situent, certes, dans l’époque islamique, mais, aussi, dans les époques punique, romaine et byzantine, pour ne citer que les plus importantes. Nous pensons du reste que nous sommes tout autant concernés, par ces monuments ou vestiges, que la communauté internationale.»
En février 1985, pour mieux sensibiliser les instances occidentales concernées par le « sauvetage » de Carthage, Chedli Klibi, alors Secrétaire général de la Ligue arabe et toujours maire de Carthage, revient solennellement à la charge.
S’apercevant que Rome et Carthage sont encore, juridiquement, en état de guerre, les deux parties n’ayant jamais signé un traité de paix, il décide de convier son homologue romain de venir le signer avec lui. Il fallut tout le talent et le doigté d’Ahmed Bennour, notre ambassadeur en Italie, à l’époque, pour que Ugo Vetere, président d’une commune d’environ trois millions d’habitants acceptât l’invitation du chef d’une commune qui en comptait moins de vingt mille. Mais il faut croire en la toute-puissance du mythe.
Ce fut un coup de pub hors norme. Pour symbolique que soit cette action, nulle autre Carthaginois n’aurait eu le charisme, ni la culture, ni la crédibilité de l’entreprendre.
La levée du corps eut lieu à 11 heures. Une horloge, en moi, s’est arrêtée. Sans nous, confinement oblige, la voiture funèbre s’ébranla, vers le cimetière proche. Carthage estdésormais orpheline de sondernier suffète. La Tunisie, pour sa part, perd en lui un Malraux doublé d’un Ibn al-‘Amid (912- 970), le Vizir érudit, glorifié par Mutanabbi. Le monde arabe, en pleine déroute, est amputé de l’une de ses dernières gloires.
A.K