Par Abdelaziz Kacem
-
Avant de légiférer, la France a besoin de se remettre en question, du moins se poser des questions. Qu’est-elle allée faire en Libye ? Que fait-elle en Syrie ?
-
Les médias en France ne vous seront d’aucun secours. Ils n’ont des Arabes et de l’islam qu’une « vision de BD ».
-
Certes, le terrain islamique est favorable au chiendent. Mais qui a tiré le diable par la queue ?
-
Sans remonter jusqu’à Voltaire, nous avons beau chercher Sartre, Mauriac, Massignon, nous tombons immanquablement sur BHL et Éric Zemmour…
Monsieur le Président,
L’homme qui vous écrit est un pur produit de l’école franco-arabe. Universitaire, écrivain bilingue, c’est en Sorbonne que j’ai appris ce qu’il y a de mêlé dans les cultures arabe et française, depuis le premier troubadour jusqu’au dernier, de Guillaume IX à Louis Aragon. Depuis lors, dans mes essais, j’ai conféré à la littérature comparée une dimension politique, qui n’est pas forcément la sienne, celle d’être une carte maîtresse sur la table du dialogue des cultures.
C’est au nom de ce dialogue, aujourd’hui en souffrance, au nom d’une parenté de sens, de plus en plus reniée, que je vous écris.
Vous constatez, à raison, que « l’islam est en crise » et qu’en Tunisie, « il y a trente ans, la situation était radicalement différente ». Oui, la Tunisie est sinistrée. Cependant, en 2018, lors de votre visite officielle au pays d’Apulée, de Tertullien, d’Arnobe de Sica, de Saint Augustin, d’Ibn Khaldoun, de Bourguiba, vous n’avez pas tari d’éloges sur notre islam modéré, compatible avec la démocratie. Vos Services spéciaux vous ont sûrement informé sur les milliers de jeunes écervelés que nos « modérés » ont envoyés en Irak, en Syrie, en Libye, pour y répandre les valeurs d’un Printemps arabe génétiquement dévoyé : égorgements, vols, viols, vente de « captives » dans des marchés aux esclaves d’un autre âge. Le tout entériné et béni par le bon patron américain, présent sur les lieux.
Vous avez décidé de combattre le séparatisme institué par l’islam radical. Je vous crois sincère. À ceux qui vous accusent de stigmatiser les musulmans, je dirai que ces derniers ne font que se stigmatiser eux-mêmes, sans l’aide de personne. Mais qu’allez-vous faire pour instaurer la paix dans les cantines scolaires ? C’est là que commence l’apprentissage du vivre ensemble. Comment allez-vous procéder pour interdire le certificat de virginité à des gens qui n’ont plus que ce (dés)honneur à défendre ?
Avant de légiférer, la France a besoin de se remettre en question, du moins se poser des questions. Qu’est-elle allée faire en Libye ? Que fait-elle en Syrie ? Sait-elle qu’elle s’y fait, objectivement, l’alliée des barbus les plus barbares ?
Autres questions. Pourquoi, jusqu’à un passé récent, des salafistes bouchés arrivaient en France et en repartaient libres de toute superstition ? Vous a-t-on parlé de Cheikh Rifaâ Tahtawi, l’Azharite qui, envoyé, à Paris, en 1826, par Mohamed Ali d’Égypte, pour diriger la prière des tout premiers étudiants arabes dans l’Hexagone ? C’est lui qui rapporta dans son bagage intellectuel les premiers ferments de la Nahdha (Renaissance) arabe. Il a traduit le Télémaque de Fénelon, la Marseillaise en vers classiques, le Code de Napoléon. Pour un homme censé appliquer la Charia, n’est-ce pas une révolution culturelle ?
L’Occident n’est plus ce qu’il était. Aujourd’hui, c’est à London(istan), à Francfort, à Stockholm, voire à Paris qu’un jeune arabe risque d’attraper le virus intégriste le plus virulent. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, ce sont des Tunisiennes de France, de Belgique et d’Allemagne, qui, pour l’essentiel, ont converti au voile nombre de petites-filles de Bourguiba.
Je n’oublierai pas de sitôt ce mercredi 20 avril 2016, où à la prestigieuse Université de Sciences Po de Paris, à la grande satisfaction de l’UOIF, les futurs politologues de France et de Navarre, célébraient le World Hijab Day, pour contrer les intentions de Manuel Valls d’interdire le voile à l’Université. Il y a quelques années, à Paris, un quatorze février, des jeunes filles maghrébines, dévalaient gaiement l’avenue de la République, arborant une large banderole libellée «Vive la Saint VOILENTIN ! »
Monsieur le Président,
Les médias en France ne vous seront d’aucun secours. Ils n’ont des Arabes et de l’islam qu’une « vision de BD ». Ils condamnent le terrorisme sans jamais dénoncer ses vrais commanditaires, d’où ce sentiment insupportable d’amalgame. Il ne faut surtout pas indisposer le pétrodollar. Consultez vos islamologues, ils vous diront que vous êtes en face d’une minorité très visible, ne serait-ce qu’en raison de son accoutrement à l’afghane et du voile, parfois intégral, de ses femmes, et qui divise le monde en deux parties, la « Maison de l’islam » et la « Maison de la mécréance ». Ainsi en a décidé, il y a sept siècles, Ibn Taymiyya, le théologien de l’extrême, l’ancêtre du Wahhabisme, qui a cadenassé l’islam.
Pour avoir une idée exhaustive de la situation qui prévaut, un retour d’une quarantaine d’années en arrière est nécessaire. Les malheurs actuels des Arabes et, dans une certaine mesure, ceux des Européens aussi, remontent à l’année de disgrâce 1979. Cette année-là, au mois de février, Khomeiny quitte Neauphle-le-Château et fait un retour triomphal à Téhéran, à bord d’un avion Air-France. L’image de sa descente, accoudé au bras du commandant de bord français, est dans toutes les mémoires. Les intellectuels européens de tous bords sont émerveillés devant cette ombre prophétique, qui, par la seule force d’un charisme taiseux, réussit à abattre un monarque parmi les plus puissants de la région. Mais la sollicitude de Giscard n’a pas été remerciée par les contrats escomptés.
C’est à travers le miroir européen, pour la première fois valorisant, que des jeunes immigrés se découvrent une gratifiante islamité identitaire. Cette année-là, au mois de juillet, la CIA, avec la complicité des Services pakistanais et saoudiens, se met à former et à armer une guérilla contre le gouvernement communiste de Kaboul. Ce dernier, le couteau sous la gorge, appelle l’Armée rouge à son secours. Les Russes débarquent, fin décembre. Une formidable nuée de barbus est lancée, moins contre « l’envahisseur » que contre l’athée.
La religion, dans ces régions-là, continue d’assurer l’intérim d’une patrie aux contours encore flous. Jamais l’anticommunisme primaire n’a joué aussi pleinement qu’en Asie. La CIA n’a eu aucun mal à manipuler les Saoud.
La manne pétrolière dont ils disposent doit servir la cause d’Allah et celle du Grand Satan! Ils iront à l’assaut de la forteresse impie. Pour ce faire, ils fourniront argent, volontaires et un chef qu’ils renieront par la suite : Oussama Ben Laden. Formé par la CIA, ce dernier planifiera les attentats de New York et de Washington. Au plan purement technique, les instructeurs américains ont de quoi être fiers de leur élève.
La guerre d’Afghanistan, dernier épisode apocalyptique de la Guerre froide a été cyniquement préparée. Zbignew Brzezinski, à l’époque, conseiller du président Carter pour les affaires de la sécurité, dira : « Nous avons maintenant l’occasion de donner à l’URSS sa guerre du Viêt-Nam ».
Certes, le terrain islamique est favorable au chiendent. Mais qui a tiré le diable par la queue ? À l’époque, la France séculière, elle-même, jetait sur le fanatisme afghan, un regard plus que complice.
En 1982, le premier volet de la série Rambo a été dédié aux « valeureux moudjahidin ». Malgré des rapports très documentés sur leurs atrocités, le président US Ronald Reagan invita un de ces groupes à la Maison Blanche et les présenta aux médias : « Ces gentlemen sont les équivalents moraux des pères fondateurs de l’Amérique ». S’il le dit…
À bon escient, la France de Mitterrand a laissé partir des centaines de jeunes maghrébins à Peshawar prêter main forte aux ostrogoths. Ils sont rentrés expérimentés et prêts aux grands coups.
Peu enclins à l’autocritique, les Occidentaux ne pensent presque jamais à l’effet boomerang. La manipulation continue. Yves Bonnet, ancien directeur de la DST dira : « Ce sont quand même les Américains qui ont fabriqué Al-Qaeda, je suis désolé, c’est là un fait qui n’est plus contesté par personne ».
Nous autres, intellectuels laïques du Maghreb et du Levant, pensions que la France était le contrefort sur lequel nous pouvions nous adosser. Nous nous sentons trahis. Le dos au mur, nous continuons de nous battre… Sans remonter jusqu’à Voltaire, nous avons beau chercher Sartre, Mauriac, Massignon, nous tombons immanquablement sur BHL et Éric Zemmour…
Monsieur le Président,
À la lumière de ce qui précède, il est bon que la France réfléchisse sur ses pannes et autres accidents de parcours.
A.K