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La Constitution ne pouvait mener qu’à telle impasse politique et une paralysie totale du pays. Nier cela c’est nier une évidence
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L’esprit de 2011 s’est mué en système, il a été solidifié par la constitution et par la pratique
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Les 10 ans, dont six sous le règne de la constitution de 2014, ont poussé le pays vers une « mafiaisation » de la vie économique, la décomposition de la société et la balkanisation de l’Etat
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La Tunisie ne peut se payer le luxe d’un dialogue qui va trainer en longueur et qui n’aboutira à rien. L’urgence est, à la fois, politique et économique.
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La criminalisation et la dissolution des associations sous influence étrangère permettront d’assainir la vie associative et politique du pays
Par Taoufik Bourgou *
Tunisie est dans une crise profonde. Une crise politique qui a creusé le sillon de la crise économique et non l’inverse. N’en déplaise à Rached Ghannouchi qui affirmait, il y a si peu, le contraire. On ne peut l’en blâmer, sa conception de la politique, dûment inscrite dans la Constitution de 2014, elle-même, un imparfait opus de l’un de ses proches est à la source des problèmes insolubles, pour l’heure, auxquels fait face le pays.
Dès la première lecture de la Constitution, nous étions nombreux à penser qu’elle devait produire une telle impasse politique et une paralysie totale du pays. Nier cela c’est nier une évidence et surtout ne pas être en mesure de comprendre que l’avenir du pays passe inévitablement pour une abrogation de tout le système issu des évènements de 2011, dont bien sur la constitution et la rédaction d’un nouveau texte. A ce stade, on peut faire abstraction du mécanisme par lequel on doit passer, il faut d’abord s’attacher à obtenir la fin de la constitution de 2014.
Aux sources des pouvoirs parallèles.
En 2013, face à un blocage qui était à l’époque différent de la déliquescence actuelle, face aux manœuvres dilatoires du parti islamiste d’Ennahdha, on imaginât un processus de dialogue national pour sortir le pays de l’ornière d’une constituante qui tournait au ridicule. A l’époque on voulait achever la rédaction de la constitution et passer vers des élections et la mise en place de nouvelles institutions.
Convenons-en que d’un point de vue constitutionnel, on s’était engagé dès 2013 dans un processus parallèle, al hiwar était ab initio non conforme à l’esprit ni aux processus les plus habituels des assemblées constituantes. Le dire n’absout pas néanmoins les partis de la constituante et la Troïka de leur turpitudes. Laissons ce débat aux constitutionnalistes quant à la légalité et quant à la légitimité d’un tel processus.
Politiquement il va s’avérer dévastateur par répétition et par habitude. Rappelons juste que les assassinats politiques, les violences de l’époque ont constitué un catalyseur pour la mise en place du processus de dialogue qui a débouché enfin sur une constitution truffée de chausse-trappes et des élections non moins imparfaites en raison d’un mode de scrutin non adapté au pays dans cette phase si cruciale.
De façon concomitante, s’est installé un habitus politique qui consiste désormais à recourir à des processus parallèles à chaque fois où la machine institutionnelle, légale et légitime semble se bloquer. La pratique du dialogue national (al hiwar al watani) comme la pratique du consensus (Attawafok) sont devenus des facilités politiques, des voies parallèles, des soupapes pour une pression politique qui est elle-même issue justement des dérogations et des pouvoirs parallèles qui se sont instaurés dans le pays et qui constituent la source de la crise politique et de l’impasse dans laquelle se trouve le pays. 2013 a certes permis au processus constituant d’aboutir, mais a installé dans la gestion des affaires politiques, une forme de combinazione qui invalide et vide les processus électoraux, les résultats des urnes de leur intérêt.
« L’impasse des deux palais »
Bien sûr, constitutionnellement et dans l’apparat (seulement dans l’apparat), nous sommes sous le règne de la constitution de 2014. Cependant, politiquement nous sommes dans une zone grise, interstitielle, laissée en friche par les architectes de la constitution et qui, sous couvert d’une République parlementaire, se sachant en capacité de disposer un parti proéminent et omnipotent, d’un parti-régiment, ont créé une possibilité d’un pouvoir parallèle pouvant agir à travers les institutions, depuis l’extérieur des institutions pour orienter les lignes générales de la politique du pays.
L’action d’Ennahdha entre 2014 et 2019 confine à cette pratique. Elle a été rendue possible par le consensus qui s’est installé, en dépit des résultats des élections législatives de 2014 et en dépit du bon sens.
Attawafok, certainement conseillé depuis l’extérieur du pays, a créé une seconde voie parallèle aux systèmes institutionnels dont la mécanique est frappée par une tare originelle celle du blocage immédiat et du difficile retour vers le corps électoral pourtant mécanisme normal et habituel en République parlementaire. Ce mécanisme est bloqué aussi par les parlementaires eux-mêmes, jaloux des avantages que leur procure leur statut. Le peu de sélectivité du mode de scrutin explique aussi le blocage.
Cette situation a favorisé bien sûr l’action de Monsieur Ghannouchi qui, depuis 2011, exerçait de facto, les fonctions de régent du pays. Ses actions parallèles dans le champ diplomatique, ses contacts directs avec des acteurs et des chancelleries étrangères ont accéléré le tracé des voies parallèles de gouvernement.
Sans le péché d’orgueil dont il a fait preuve en 2019 où il s’est catapulté, dans un discours resté mémorable « président de tous les Tunisiens », Rached Ghanouchi aurait pu, pendant longtemps agir par voies parallèles et de l’extérieur des institutions politiques. Certainement a-t-il senti le vent de la fronde au sein de son parti, il s’est précipité pour occuper le perchoir, qui permet de régenter le Palais du Bardo, uniquement le Bardo si on respecte le texte, mais au-delà des murailles du palais si on fait le pari de la faiblesse du palais de Carthage.
La Présidence de la République n’est pas et ne peut être un contrepoids à l’omnipotence du parlement, ainsi en ont décidé les constituants. Si un parti structuré ou a fortiori un parti-régiment (comme l’est Ennahdha) venait à gagner la majorité et à la garder, il peut se muer très rapidement en un centre de pouvoir. Là aussi on regrettera longtemps d’avoir laissé s’instaurer une autre dérogation qui a eu pour conséquence d’affaiblir définitivement le second pôle de l’exécutif, la Présidence du gouvernement.
En République parlementaire, le chef du gouvernement est en principe le chef du parti arrivé premier aux élections, c’est lui, en vertu du vote, qui forme un gouvernement conforme aux résultats du vote. Cette personnalité émerge naturellement du jeu politique et des débats électoraux, incarne un projet, le personnifie et le défend. Tel n’a pas été le cas en Tunisie sous le règne de la constitution de 2014, mais aussi entre 2011 et 2013.
Tous les chefs de gouvernement qui se sont succédé en Tunisie depuis cette date n’étaient pas les premières personnalités de leurs partis respectifs, voire souvent sans partis, sans assise parlementaire et sans passé politique le plus souvent. De fait, leur choix était lui aussi dérogatoire à la filière normale de sélection des acteurs politiques en République parlementaire : la joute, le jeu politique, la machine électorale de sélection.
La simple biographie et les parcours des uns et des autres montrent en réalité des choix dictés par le dérogatoire et le contradictoire : choisir une personnalité de consensus pour incarner depuis l’extérieur un choix préalable des électeurs. Ceci n’est pas l’esprit d’une constitution fut-elle médiocre.
En même temps, on cherche le technocrate, le technicien, la perle rare en capacité de dominer l’éventail des domaines de la gouvernance et des politiques publiques. Or, le technocrate n’est pas un personnage lige de la République parlementaire. Les technocrates sont l’émanation des exécutifs forts, assurés d’une pérennité politique, de programmes tranchés, avec des majorités franches, stables, incarnant parfois des ruptures.
Ce n’était pas le cas par exemple sous la IVe République en France, ni sous l’actuelle République italienne. Le technocrate premier-ministre est une figure de la Ve République française, de son mode de scrutin et de la prééminence de son exécutif construit autour de la haute administration de mission. Le technocrate-expert qui devient ministre est la figure d’un régime présidentiel ou même présidentialiste, où un chef de l’Etat, fort de son élection délègue et imprime une voie que des exécutants technocrates (secrétaires d’Etat) mettent en œuvre.
En Tunisie, les pouvoirs parallèles, les mécanismes dérogatoires, ceux de la palabre ont créé une sorte de chimère au sens biologique du terme. Un chef de gouvernement d’une république parlementaire, non-élu, disposant de larges pouvoirs, qu’on s’échine à choisir par consensus, une fois les élections passées, pour incarner un programme consensuel non proposé pendant la campagne électorale, qui sera présenté à une assemblée qui n’incarne que la fragmentation naturelle des opinions du moment (résultante d’un mode de scrutin inapproprié), pour veiller à l’équilibre d’une majorité qui ne s’est pas alignée au préalable sur sa personnalité.
On comprend dès lors, le sort qui attend chaque locataire momentané de la Kasbah, son sort ne dépendra jamais ni de ses capacités fussent-elles importantes et précieuses, il dépendra toujours des chefs des partis, du chef du parti majoritaire et bien sûr du chef dont le parti le plus discipliné de l’assemblée du moment.
De fait le chef du gouvernement doté de pouvoirs importants sur le papier, est totalement impuissant en toute matière, y compris dans la nomination de ses propres conseillers. Depuis 2013, l’absence d’une onction par le suffrage universel, la possibilité de porter leur propre projet, de l’exposer au peuple préalablement aux élections a handicapé tous les chefs de gouvernement, souvent inconnus des électeurs jusqu’à quelques heures avant leur désignation.
On comprend ainsi les ravages des pouvoirs parallèles qui ont fait du chef du gouvernement un simple factotum, du Président de la République le gardien d’un palais vide et du Président du parlement, accessoirement chef du parti majoritaire le véritable régent du pays sans les risques politiques du moment.
Pouvoirs parallèles et Etats parallèles.
En République parlementaire, l’Etat, l’administration sont assurés d’une certaine continuité et d’une certaine protection, une immunité nécessaire afin de les soustraire aux jeux politiques. Ils sont le moyen d’action et le canal par lequel passent les réformes, les projets en veillant bien sûr, au respect de la loi.
Dans la République parlementaire tunisienne post-2011, non seulement l’administration s’est perdue, mais tout l’Etat s’est affaissé. Les pouvoirs parallèles, les jeux dérogatoires, l’esprit de la prébende, les partages électoralistes des honneurs et des fonctions (al mouhassassa) se sont instaurés dès 2011. Les nouveaux maîtres ont repris à leur compte ce qu’ils reprochaient à leurs prédécesseurs : faire de l’Etat et de l’administration une sorte de rançon, une prébende.
L’esprit de 2011 s’est mué en système, il a été solidifié par la constitution et par la pratique. L’administration est devenue une récompense, les fonctions de mission une gratification, les grands corps de l’Etat des chasses gardées, les services publics un terrain de conquête syndical ou électoraliste. Evoquer l’affaire de l’hôpital de Sfax n’est pas un blasphème, c’est l’illustration, à travers l’opposition de certains à sa gestion par la seule institution encore debout et structurée (l’armée) de l’esprit de la prébende (al ghanima).
Dans la République parlementaire et ses multiples parallélismes devenus méandres, l’administration s’est perdue. Nous consacrerons bientôt un article au scandale d’Etat des déchets italiens qui prouvent l’absence d’une vraie stratégie d’Etat et d’une vraie veille sécuritaire pour le pays, non pas pour ce qui se passe dans l’Arctique, mais ce qui se passe à une heure de vol depuis Bizerte.
Mais contentons-nous pour l’heure de montrer que les dix ans, dont six ans sous le règne de la constitution de 2014, ont poussé le pays vers une « mafiaitisation » de la vie économique et vers la décomposition de la société, sa segmentation et vers la balkanisation de l’Etat.
Les gouvernements successifs, jusqu’à l’actuel n’ont jamais été en capacité de juguler la montée en puissance de ce qu’il convient de nommer les mafias. Une loi d’urgence économique, une réforme fiscale, la création d’un corps autonome de type FBI aurait pu venir à bout de cette pratique depuis fort longtemps. Nous l’avions évoqué le 21 avril 2014 dans le cadre d’une visioconférence avec Hannibal Stratégic Institute. En sept ans, le pays n’a pas été en capacité de poser une stratégie économique et légale pour assécher les marchés parallèles, les contrebandes et les pratiques mafieuses, les importations sauvages, les dumpings pour complaire à quelques puissances protectrices, toujous évoqués en assemblée, jamais abouti à une loi.
La segmentation du pays, les régionalismes flattés par les uns, exploités par les autres, la jonction entre contrebande et politique au sein même du parlement, l’indulgence du parti majoritaire ont laissé prospérer des pratiques qui aujourd’hui apparaissent comme des pratiques mafieuses au sens des labels internationaux. La paralysie du parlement devenu un espace de joutes, l’indigence du travail d’expertise, l’absence d’un vrai débat politique dans le pays, la confiscation de la réflexion politique par l’identitaire et le régional ont fait naitre un pays parallèle.
Une sorte d’ordre politique qui se nourrit de l’affaiblissement de la République officielle. Du sommet à la base se sont mis en place des dérogations et des parallélismes qui ont évidé l’Etat de sa substance et qui l’ont transformé en « bantoustans » en baronnies en compétitions pour des services.
S’il ne devait en rester que deux (palais).
La course de l’UGTT pour un dialogue national n’est que le prolongement de l’esprit du parallélisme et de la dérogation. La Tunisie ne peut se payer le luxe d’un dialogue qui va trainer en longueur, des mois durant et qui n’aboutira à rien. L’urgence est à la fois politique et économique. Mais l’ordre dans le lequel on entreprendra l’une ou l’autre réforme n’est pas neutre. On ne peut assécher les méandres parallèles qui ont phagocyté l’économie sans une rupture politique immédiate et franche. Le dialogue auquel appelle l’UGTT accepté du bout des lèvres par le Président de la République et certainement déjà torpillé par Ghannouchi sera exploité par les uns et les autres pour sanctuariser leurs positions et maintenir le statu quo des pouvoirs parallèles.
La solution est simple, elle est tranchante, elle est devant nos yeux : abroger la constitution de 2014 et passer vers la troisième République Tunisienne en construisant un équilibre des pouvoirs entre Carthage et Bardo, dans le cadre d’une République de missions : sauver l’économie, instaurer une protection économique et sociale des plus humbles et de la classe moyenne en perdition, reconstruire l’Etat et l’administration, assurer la sécurité du pays, reconstruire sa ligne diplomatique mise à mal par les divers parallélismes.
Pour cela, il faut un centre d’impulsion et un centre de contrôle. Réduire les mandats à quatre ans, inscrire dans la constitution le format de l’exécutif et fixer définitivement non seulement le nombre des départements ministériels, mais aussi la composition et le format des cabinets. Codifier précisément les prérogatives du président de l’assemblée parlementaire et ceux des députés afin d’éviter pouvoirs parallèles et autres « demandes de passeports » indus.
Dans cette troisième république présidentielle, la Kasbah pourrait devenir le siège d’un secrétariat général de l’administration de mission, prolongement de l’exécutif et non un de ses pôles. Cela supposera bien sur une rénovation totale de la vie politique et associative en interdisant les financements étrangers et occultes de la vie politique et notamment celle des partis politiques. Ils recevront un financement public qui sera bien sûr à proportion de leur audience électorale. La criminalisation et la dissolution des associations sous influence étrangère permettront d’assainir la vie associative et politique du pays.
Il faudra aussi se pencher sur l’autre plaie de la politique en Tunisie : le mode de scrutin et le « mille feuille institutionnel » des pouvoirs locaux crées sans financement et là aussi en dépit du bon sens. Un nouveau découpage électoral, un nouveau statut des élus nationaux et locaux. Faire de telle sorte que les députés soient connus de leurs électeurs, qu’ils soient élus par un mode de scrutin qui favorise les vraies majorités dans des circonscriptions représentatives en veillant à diminuer le nombre de députés. Au niveau local, il est temps d’évaluer l’impact du nouveau code des collectivités, d’en corriger les travers voire l’abroger et de redessiner le cadre des prérogatives de l’administration locale.
Cette réforme politique n’est pas une fin en elle-même, elle doit servir le redressement économique du pays en asséchant progressivement l’économie grise qui menace de démanteler le pays et qui s’attaque maintenant à la santé des populations. L’obsolescence de l’économie laissée en friche depuis dix ans a favorisé l’apparition de zones de non-droit partout sur le territoire national, y compris dans des zones où l’action de l’Etat doit s’exercer de façon implacable : ports et frontières. Une réforme en profondeur des systèmes de sécurité pour y inclure la sécurité économique devient nécessaire. Or, sans une nouvelle constitution cette réforme n’est pas possible, mais si elle devait être tentée aujourd’hui sous le règne de la constitution de 2014 elle serait impossible, l’assemblée actuelle en bloquerait le principe même.
La crise que nous vivons depuis 2011, accentuée par la constitution de 2014, révélée par la catastrophe de la COVID19 a montré la carence centrale que vit le pays : l’absence d’une unité de décision, agile, rapide, capable de poser une stratégie et en capacité de protéger la population, la République et l’Etat.
Taoufik Bourgou
*Politologue, Chercheur au CERDAP2, Sciences Po Grenoble et co-fondateur de IPASSS. INSIGHT GovTech, Lyon. France.