Par Hatem Ben Salem*
- «L’évolution de la situation politique, économique et sociale atteint des niveaux de gravité jamais égalés dans l’histoire contemporaine du pays»
- 39 000 ingénieurs et 3 300 médecins ont émigré vers l’Europe
- «La politique de tous contre tous a créé une fracture sociétale qui menace l’existence même de la Tunisie… »
- Toute inaction relève de la non-assistance à un peuple en danger de mort
- «La communauté internationale, surtout l’UE, devra assumer son devoir de solidarité envers la Tunisie sans conditions préalables»
L’ancien ministre de l’Education, Hatem Ben Salem, vient de publier, le 18 février courant, une analyse, sous forme de « Tribune » sur le journal luxembourgeois « L’Opinion», dans laquelle il dresse un état des lieux et des propositions pratiques pour s’en sortir dès qu’il est encore temps. Vu la pertinence de cette analyse, nous reproduisons l’article dans son intégralité :
« Rarement, dans l’histoire de la Tunisie, les choix qui décident du destin d’un peuple n’ont été si clairs. Et pourtant, jamais l’avenir des Tunisiens n’a été si incertain. Quelle explication plausible donner à ce constat, à la fois paradoxal et si frustrant, sauf à reconnaître, comme le dit le proverbe arabe, que les vents ne soufflent pas toujours au gré des voiliers !
Plus de onze ans d’échecs piteusement gérés par des gouvernements à la merci d’un Parlement dominé par un quarteron de partis politiques prédateurs dont le seul souci était de garder des privilèges arrachés à un Etat exsangue.
Principale conséquence, une économie agonisante à cause de réformes jamais entamées, quasiment sans croissance ni création d’emplois d’où un chômage aux taux vertigineux — 30 % rien que chez les jeunes diplômés — et des finances publiques dans l’incapacité de faire face à des dépenses basiques inscrites au budget de l’Etat.
Pas un Tunisien n’échappe, aujourd’hui, à la sinistrose ambiante et entre 2015 et 2020, 39 000 ingénieurs et 3 300 médecins ont émigré vers l’Europe. En fait, la Tunisie est en voie de désertification intellectuelle et se transforme, nolens volens, en victime expiatoire d’une expérience démocratique autrefois adulée mais actuellement, de toute évidence, avortée.
Le 25 juillet 2021, le président Kaïs Saied qui faisait de la figuration, malgré la légitimité que lui octroie le suffrage universel, s’arroge les pouvoirs exceptionnels en activant l’article 80 de la Constitution. Depuis, à cause de l’indécision et de l’absence de vision, la scène politique est devenue un vaudeville et la Tunisie est au plus mal.
Le dernier décret présidentiel instaurant un Conseil supérieur provisoire de la magistrature, creuse encore plus le hiatus entre légitimité et légalité et ouvre la voie à un lendemain encore plus chaotique. C’est en ces moments, extrêmement vitaux pour l’avenir de tout un peuple, qu’un devoir d’engagement s’impose aussi bien au niveau national qu’international.
La politique de tous contre tous, insidieusement entretenue par une fraction irresponsable de la classe politique, a créé une fracture sociétale qui menace l’existence même de la Tunisie en promouvant un discours de haine voire de ségrégation régionale
L’évolution de la situation politique, économique et sociale atteint des niveaux de gravité jamais égalés dans l’histoire contemporaine de la Tunisie. Il ne s’agit pas, malheureusement, d’une période de crise passagère. C’est un véritable tsunami qui risque d’ébranler le socle même de l’Etat et d’hypothéquer définitivement l’avenir des futures générations. Et c’est la raison pour laquelle toute inaction relève de la non-assistance à un peuple en danger de mort.
Nous Tunisiens, où que nous soyons, sommes redevables à ce pays d’un minimum de loyauté. Ainsi, est-il du devoir de chacun d’entre nous de se mobiliser afin de mettre un point final à cette atmosphère délétère qui ébranle notre souveraineté nationale et affaiblit notre positionnement international. La politique de tous contre tous, insidieusement entretenue par une fraction irresponsable de la classe politique, a créé une fracture sociétale qui menace l’existence même de la Tunisie en promouvant un discours de haine voire de ségrégation régionale.
Cette entreprise perverse doit cesser et laisser la place, de toute urgence, à un dialogue national inclusif organisé en vue de re-doter la Tunisie d’une architecture politique consensuelle. La première étape de cette initiative consistera à former un gouvernement apolitique avec pour missions prioritaires le renflouement des caisses de l’Etat et la renégociation de la dette extérieure.
Le retour à un ordre constitutionnel, mieux adapté aux besoins et spécificités de la Tunisie, sera le second objectif de ce dialogue. Il passe impérativement par une révision de la constitution de 2014 et la mise en place d’un régime politique où le président de la république est élu au suffrage universel.
A lui, incombe la conception d’un programme politique à mettre en œuvre par le biais d’un gouvernement qu’il choisit mais qui est également responsable devant le parlement. Ce dernier doit librement remplir son rôle de légiférer et de censurer le gouvernement. Des élections législatives pourront être organisées au mois de septembre 2022 après révision de l’actuel code électoral.
Le dialogue national aura pour troisième finalité de tracer la voie aux grandes réformes économiques en vue de sortir la Tunisie du cercle vicieux de la dépendance et de la mendicité. Des décisions stratégiques seront à prendre dans les domaines de l’industrie, du commerce, des transports, du tourisme, de l’énergie, de la digitalisation des services.
Des secteurs tels que l’éducation et la santé seront prioritaires car ayant toujours été à la base même des politiques de développement de la Tunisie.
C’est donc maintenant ou jamais que la communauté internationale, et tout particulièrement l’Union européenne, devra assumer pleinement leur devoir de solidarité envers la Tunisie sans conditions préalables. Quelles que soient les appréhensions, à propos de la situation politique actuelle, le peuple tunisien ne comprendra pas qu’on puisse le laisser tomber au moment où il a le plus besoin de ses amis.
Non seulement l’assistance macrofinancière devra être maintenue et de nouveaux projets structurants financés par l’UE mais il incombe aux Etats-Unis de persuader le Fonds monétaire international de se départir de sa position actuelle en décrétant un moratoire de deux ans octroyant ainsi aux décideurs tunisiens le temps nécessaire pour que les réformes demandées ne se fassent pas dans la précipitation et n’aient pas de conséquences sociales désastreuses.
Les hommes passent mais la Tunisie est éternelle tout comme l’amitié séculaire qui la lie à ses partenaires. Certes, d’aucuns objecteront que les relations internationales ne se fondent que sur les intérêts bien compris des Etats.
Toutefois, se tenir aux côtés de la Tunisie, à un moment aussi crucial pour son avenir sera, à notre sens, la meilleure preuve qu’il est encore possible d’espérer qu’une autre histoire de l’humanité puisse être écrite sur la base d’une nouvelle éthique internationale.
On ne peut pas prendre un pays en exemple, lui décerner le Nobel de la Paix et puis accepter, finalement, qu’il ne soit qu’une lointaine fiction. Dans ce monde, devenu si imprévisible, en proie à la profusion et à l’immédiateté des événements, la Tunisie, même abandonnée, sera la licorne de ce siècle car Tunisiennes et Tunisiens seront présents à ce rendez-vous primordial de l’histoire, leur histoire… malgré vents et marées.
*Hatem Ben Salem est ancien ministre de l’Education nationale tunisienne