Par Mohamed Hafayedh *
La République n’est pas de la technique juridique, au fondement de la République préside l’instruction publique. La « République » de Platon Livre VII, conduit à éliminer de la Cité les faiseurs de poésies mythiques, des magiciens trompeurs, au dire de Platon, ceux qui nourrissent la cervelle du peuple par des billevesées et autres récits fantastiques. L’enthousiasme saisissant au spectacle de la délibération démocratique dans la Cité d’Athéna, un peuple grec pris de la parole publique, n’était possible que parce que des philosophes, les sophistes en particulier, ont pris en charge l’éducation du peuple pour acquérir une capacité démonstrative visant à faire valoir sa capacité de démonstration. Hegel, le philosophe de l’état-nation moderne, rend aux sophistes un hommage élogieux: « les sophistes sont les maîtres de la Grèce…Le but de l’État est l’universel sous lequel est saisi le particulier; c’est cette culture que les sophistes ont répandue…ils tenaient ainsi la place des écoles; ils parcouraient les villes, la jeunesse s’attachait à eux et était formée par eux. » (Leçons sur l’histoire de la philosophie). A-t-on, au moins, une idée claire de la République, pour que le Président offre au peuple tunisien une » nouvelle »? Jamais dans l’histoire politique un peuple à l’état abstrait n’était à l’origine d’une république. Jamais un peuple à l’état brut et abruti par son histoire chaotique n’était à l’origine d’une démocratie. À l’origine de tout Etat républicain, il y a des individualités qui portent le fardeau de la réflexion et apportent des nouvelles idées visionnaires et un nouveau projet de société. Jamais un peuple à l’état brut n’a été à l’origine d’une démocratie sans qu’une élite se charge d’un programme d’instruction révolutionnaire pour éduquer le peuple et l’amener au stade de la maturité du vivre ensemble dans la Cité terrestre comme citoyens égaux et libres devant la loi, dont la source est une convention, un contrat social. Aux origines de la renaissance européenne des bâtisseurs philosophes et princes ont substitué le bien vivre dans la finitude de l’action historique à la spiritualité du salut dans l’au-delà de l’éternité. L’Europe s’est substituée à la chrétienté, la Cité à l’Église, la Royauté à la Papauté. Si l’italien Dante était le précurseur de la modernité, en à peine un siècle des grands hommes: Dante, Colomb, Copernic, Bruno, Machiavel, Montaigne, et autres grands hommes des nations européennes ont enterré le moyen-âge et ouvert les temps modernes parce qu’ils ont forcé les européens à redéfinir de fond en comble l’espace mental de leur rapport au Monde. Puis vient le Léviathan du philosophe Hobbes pour redresser l’homme européen et le mettre devant ses responsabilités en posant la question: comment organiser la coexistence de tous, puisque chaque individu a le droit d’agir librement en vue de la satisfaction de ses besoins et de la conservation de soi? Ainsi une nouvelle anthropologie politique de la modernité est née: nul ne doit rien à personne et personne n’a l’avantage sur quiconque. Quel gâchis serait de se passer de la participation de l’intelligence tunisienne, ses philosophes, sociologues, psychologues et autres disciplines des sciences humaines pour penser une nouvelle république. Force est de constater que l’expérience de la constituante a révélé que même les meilleurs experts constitutionnalistes ne peuvent jamais s’élever au rang d’un LEGISLATEUR visionnaire. Penser une RÉPUBLIQUE, c’est penser un complexe Pouvoir-Savoir. Le Pouvoir en lui-même n’est qu’un rapport de forces, une fonction. Le pouvoir ne peut gouverner sans le savoir, source et fondement de la gouvernance. En effet, » entre techniques de Savoir et stratégies de Pouvoir, nulle extériorité »; entre Pouvoir et Savoir il y a présupposition réciproque et captures mutuelles. Châtelet dit: » le pouvoir comme exercice, le savoir comme règlement ». Parce que le Droit en lui-même n’est qu’une forme d’expression, l’Etat, les institutions constitutionnelles ne sont que des formes: « Les institutions ne sont pas des sources où des essences (de pouvoir), et elles n’ont ni essence, ni intériorité ». Les institutions sont des pratiques, des mécanismes opératoires qui n’expliquent pas le pouvoir, puisqu’elles en supposent les rapports et se content de les fixer, sous une fonction reproductrice et non productrice. » il n’y a pas d’État, mais seulement étatisations ». C’est pourquoi à chaque nouvelle période historique, il faut s’interroger philosophiquement sur les formes des institutions et inventer des nouvelles sources du pouvoir, demander ce qui revient à chaque institution, c’est à dire quels rapports de pouvoir elle intègre, quels rapports elle entretient avec d’autres institutions. L’État suppose les rapports de pouvoir, loin d’en être la source. Ce que Michel Foucault exprime en disant que le gouvernement est premier par rapport à l’État. Foucault entend par « gouvernement »: le pouvoir de gouverner des enfants, des âmes, des malades, des familles, éducation, santé…etc. Un gouvernement est un règlement et le règlement est Savoir. C’est le savoir-faire des partis politiques, dans une démocratie, en lutte pour le pouvoir comme gouvernance, « civil gouvernement »; des partis structurés par les formes du savoir inventées par ses élites éclairées et patriotes. En l’état, le logiciel tunisien est grippé, après une décennie de la barbarie de l’ignorance sacrée qui a emporté avec elle tout ce que les bâtisseurs de Dawlet El istiklal ont édifié. La mission de reconstruire la nation revient en premier lieu à ses élites intellectuelles et politiques, le peuple aura le dernier mot par le suffrage universel.
* Mohamed Hafayedh
Avocat au barreau de Paris et écrivain