– Par Taoufik BOURGOU – Ce court texte ne s’adresse pas au camp du « Oui » qui, il faut le souligner, n’est pas de mon bord politique.
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Aucune constitution, fut elle parfaite ne crée des entreprises, n offre des emplois, ne nourrit des affamés
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Après l’ivresse d’une victoire à la Pyrrhus, voilà le temps des décisions difficiles qui se heurtent à toutes les rigidités
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Le Président ne peut et ne doit échouer d’ailleurs, car jamais aucun de ses prédécesseurs n’a eu autant de leviers institutionnels dans une seule main, pas même Bourguiba
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L’uniformisation est déjà à l’œuvre et finira par éloigner les plus raisonnables au profit des laudateurs et des courtisans
TUNIS – UNIVERSNEWS J’ai eu l’honneur de ne pas participer au vote, je l’ai ouvertement boycotté. Je n’adhère pas aux arguments du Président, ni à sa politique et encore moins à sa vision du monde. Je respecte néanmoins les avis contraires, dont le sien.
Ce texte ne s’adresse pas non plus aux nahdhaouis et ceux qui ont frayé avec eux : troïka, pseudo-modernistes et autres opportunistes, ils sont comptables et responsables de ce qui arrive à ce pays, leur responsabilité s’étend directement jusqu’au moment présent.
Ce texte ne s’adresse pas au camp du « non », car, participer à une consultation qui ne comportait aucune garantie de transparence, ni un seuil de représentativité, ni un débat démocratique et ouvert, c’est participer à l’instauration d’un texte douteux et dangereux et à sa légitimation. C’est se faire instrumentaliser.
Ce texte ne s’adresse qu’à ceux qui, nombreux sont en capacité de lire, d’analyser froidement les choses pour comprendre que ce qui arrive à la Tunisie est grave et très dangereux. Il s’adresse à des personnes en capacité de débattre calmement, scientifiquement et en responsabilité. Ces personnes sont nombreuses mais silencieuses, c’est leur grand mérite.
D’abord, une simple lecture des chiffres
Le peu qui restera de la mauvaise et dangereuse aventure dans laquelle a été entrainée la Tunisie ce sont les chiffres. La réalité est criante et on ne peut la démentir, elle restera pour l’histoire politique.
27% du corps électoral tunisien a permis l’adoption d’une constitution à l’organisation douteuse, aux principes dangereux pour la paix civile et dont les impacts seront dévastateurs à court terme. 75 % se sont abstenus.
Les 75% ont été saucissonnés selon la recette culinaire de Sigma Conseil. Un charcutage scientifiquement contestable jusqu’au bout de la science politique, car même l’échantillonnage le plus précis ne peut en aucun cas faire croire que c’est l’opinion de 7 millions de personnes, sauf si on veut tromper son auditoire, ce qu’a entrepris une chroniqueuse qui espère comme beaucoup à poste diplomatique.
La sociologie électorale ne retiendra que les 25 % (23+2) d’un côté et les 75% de l’autre c’est sur ce mode que fonctionne la science politique, à laquelle j’ai l’honneur d’appartenir et non sur le mode de Sigma ou d’une chroniqueuse.
Le camp de l’abstention est hétéroclite, comme le camp du « oui » d’ailleurs. L’erreur serait de faire croire que le camp des 75% est celui de l’ancien système au pouvoir, ou celui qui ont démissionnés de la politique, ou ceux qui ne sont pas politisés.
Un charcutage des 75% pour faire croire que les maigres 21 à 23% putatifs, présidentiels sont solides face aux blocs des 75% formés de chapelles, comme si les 23% étaient un bloc monolithique. Ce qui est archifaux.
Cette précision faite, on dira aussi que dans n’importe quel pays démocratique, ces chiffres suffiraient en eux-mêmes pour stopper le texte et repartir ensuite vers une autre séquence démocratique. Le président passera outre. Il s’est donné le droit de le faire. Nous insistons sur « il s’est donné le droit de… »
Dans le camp du refus, il y a ceux qui n’appartiennent et ne veulent appartenir à aucune chapelle partisane et qui ont refusé le texte car il est mauvais dans sa composition et dangereux dans son contenu, n’ont pas été en mesure de peser sur les débats. Là aussi j’ai l’honneur d’appartenir à cette catégorie de personnes.
C’est le malheur de la Tunisie durant les dix dernières années. L’hubris, le cirque a tout avalé, on préfère le lisse, le facile à consommer, les clashs quitte à sacrifier le contenu pour tirer le chaland et oublier le fond. Le monde médiatique va entrer en hibernation après cette décennie. L’uniformisation est déjà à l’œuvre et finira par éloigner les plus raisonnables au profit des laudateurs et des courtisans. Déjà une flopée de « taffsiryines » du 26 juillet au matin, a rejoint le cortège, déjà bien fourni des louanges.
Dans le camp des défenseurs du projet présidentiels, les arguments n’ont jamais été scientifiquement combattus. Le ton a été à la mise en garde en insistant sur le retour d’Ennahdha et en accusant tous ceux qui ont osé évoquer les manquements du texte de complaisance avec l’ancien système. L’appauvrissement du débat a conduit une grande partie de ceux qui pouvait l’enrichir à faire un pas de côté. C’est ainsi que commencent les fascismes.
Il faut juste prévenir que ce qui risque de se passer est une constante de l’histoire tunisienne. Les plus anciens et les connaisseurs de l’histoire du pays (que peu connaissent), se rappelleront de la période post-1972, celle qui va suivre les fausses élections organisées du temps de Mzali et son flirt avec le MTI (futur Ennahdha), celle enfin qui va suivre les élections de 1989 : nous allons entrer dans la phase de reprise en main. Elle sera d’autant plus violente que le nouveau régime n’aura aucun des leviers qu’il a promis d’actionner. Il a en charge un Etat en faillite et des chiffres économiques des plus dangereux et effrayants, qui ont été tus jusqu’alors. Dans la droite ligne de ce qui va être la discipline du moment, un certain Lénine (un faux, avec juste le nom) a prévenu de l’avènement du moment du « tri ». Le même argument a été utilisé du temps du Goulag. Trier qui ? En fonction de quoi ? Quel sera le sort des triés ? L’exil, l’exécution sur la place publique ? Peut-il éclairer notre lanterne ? Certains mots sont des allumettes dans une atmosphère de kérosène, surtout entre les mains des incultes.
Pour ce type de situation, dans le cadre de pouvoirs de fait, l’histoire nous enseigne qu’en l’absence d’un dialogue démocratique et ouvert, la voie est toute tracée pour la suite : le sécuritaire et l’identitaire. L’un ou l’autre ou les deux à la fois. Les deux voies qui coûtent le moins cher et qui ne demandent aucune inventivité. La politique fonctionnera alors sur le mode de « nous » contre « eux ». Or, la constitution de juillet 2022, organise le « nous » contre « eux ». Il suffit de lire dans les multiples « creux » du texte.
Lecture politique de l’organisation institutionnelle à l’aune des échéances proches
Aucune constitution, fut-elle parfaite ne crée des entreprises, n’offre des emplois, ne nourrit les affamés. Aucune ne donne une formation pour ceux qui en ont besoin. Faire croire cela c’est faire preuve d’un populisme sans limites.
Le nouveau régime est désormais aux commandes d’un pays en situation de détresse économique et en négociation avec le FMI et avec des partenaires étrangers. La Tunisie n’a aucune ressource interne, le peu a été dilapidé entre 2011 et 2022. Il lui faut absolument l’aide étrangère en contrepartie de profondes et douloureuses réformes. Ce qui attend le régime politique c’est au-delà d’un plan d’ajustement structurel classique. C’est une remise en ordre par amputations profondes dans un contexte mondial marqué par la crise économique attendue pour octobre à décembre 2022.
Les organisations internationales, les cabinets de Rating (Ommek sannefa pour les intimes) vont scruter deux choses : la représentativité des institutions et le caractère inclusif (ou pas) des négociations sociales, internes, liées aux réformes qui vont être imposées aux Tunisiens. L’objectif, rappelons-le, est de diminuer l’endettement, d’augmenter les ressources et de diminuer les dépenses à un moment où les aides internationales se sont taries à cause de la guerre en Ukraine.
Cela souligne la nécessité d’élections législatives transparentes et pluralistes. Or, le texte de la constitution adoptée minore totalement le rôle du parlement. Cela suppose un dialogue social inclusif, mais le silence de l’UGTT est assourdissant depuis le pèlerinage d’Alger.
Deux conditions nécessaires mais insuffisantes, car il faut l’adhésion de la rue et de la population. Il ne s’agit plus de « se débarrasser de Ghannouchi » (comme l’a chanté la foule en liesse), d’Ennahdha ou du cirque parlementaire. Il s’agit de garantir le pain quotidien.
C’est donc une autre séquence politique qui commence pour laquelle la constitution actuelle n’a pas été taillée, ni l’organisation des pouvoirs n’a été prévue. Que fera un parlement forcément godillot face à une rue remuante quand un président omnipotent se doit d’écouter les organisations internationales sous peine de ne recevoir aucune aide ? Autre question bête en apparence : que fera le parlement du président et du « peuple veut » lorsque viendra la séquence de la levée totale des subventionnements ?
Depuis un an, ces questions ont été escamotées, occultées. Après l’ivresse d’une victoire à la Pyrrhus, voilà le temps des décisions difficiles qui se heurtent à toutes les rigidités, dont celles du texte adopté par une minorité hétéroclite.
Autrement dit, « Achâab Yourid » qui s’est conjugué au passé, va se conjuguer dans le futur immédiat.
Désormais un seul responsable et comptable.
Le Président est désormais seul responsable et comptable. Pour la Tunisie, pour le peuple dont il a la responsabilité, on lui souhaite bonne chance et une grande réussite. Il ne peut et ne doit échouer d’ailleurs, car jamais aucun de ses prédécesseurs n’a eu autant de leviers institutionnels dans une seule main, pas même Bourguiba.
L’excuse de l’héritage peut être invoquée devant des personnes raisonnables et de fins analystes, elle peut être comprise par l’élite vilipendée et honnie par la masse, elle ne peut être évoquée trop longtemps devant le camp du « oui » le propre camp du président, car l’attente est énorme.
Très vite l’argument des complots des « on » et des « eux » vont paraitre à la majorité comme des alibis éculés. Il faut trouver désormais des emplois productifs, juguler une forte inflation et une cherté de la vie jamais (connue par les classes moyennes depuis le programme de la politique contractuelle mise en œuvre après les émeutes de 1978 par l’équipe de Hédi Nouira), un système éducatif en délabrement à refonder, une sécurité au quotidien à assurer. Jusqu’alors le Président Saïed n’a pas montré une appétence pour les politiques publiques, il est grand temps de commencer à le faire.
La ruse d’une délégation à un conseiller ou à un génial ministre ne marche qu’un temps. En politique, c’est bien connu les fusibles ne marchent qu’une fois. Comme d’ailleurs la fameuse excuse « ghalltouni » (Ils m’ont induit en erreur, NDLR) souvent invoquée quand on promet trop sans égard aux moyens.
T.B.
Politologue, chercheur au CERDAP2, sciences po Grenoble