Taoufik Bourgou[1]
TUNIS – UNIVERSNEWSA l’Est il y a du nouveau. La Russie recule et son armée est de plus en plus acculée. Dans un avertissement de désespoir, Poutine vient de mettre en garde Washington contre toute velléité d’envois de missiles à longue portée à l’armée Ukrainienne.
L’armée russe a perdu la faible initiative qu’elle avait par rapport à une armée ukrainienne largement plus faible sur le papier. L’armée russe était plus forte, mais sur le papier. Le déroulement de la guerre et sa probable issue va imposer à beaucoup de réviser les fondamentaux de la stratégie, de l’histoire, de la géographie, de l’économie et surtout de la géopolitique dont certains se targuent d’en être des spécialistes.
Analyser ce n’est pas faire de l’idéologie mais poser un regard clinique et neutre sur les cartes et sur les enjeux. Beaucoup ont fermé les yeux sur le fond de l’affaire ukrainienne, en Afrique, au Maghreb et au Moyen-Orient, les masses, comme les gouvernants ont été du mauvais côté du droit. Les voilà peut être du mauvais côté de l’histoire comme au moment de la chute du Mur et l’évaporation de l’ex-Urss.
Sur le plan du droit, le Monde Arabe qui a été affecté par l’invasion américaine de l’Irak qu’il avait condamné à juste titre, s’est fait prendre au piège d’accorder à Poutine ce qu’il avait condamné aux américains. La logique eut été de mettre en cause la responsabilité américaine à l’aune de ce qui se passe en Ukraine.
L’autre erreur que font beaucoup de « prospectivistes » c’est d’avoir annoncé l’effondrement économique de l’occident et des Etats-Unis par le simple fait de la fin des fournitures de gaz russe. Cela dénote non seulement d’une profonde méconnaissance de la solidité économique de l’Europe et des Etats-Unis et une exagération de la part de la Russie dans l’économie mondiale et de la fausse croyance que le gaz russe serait irremplaçable de façon absolue, ce qui est faux aussi.
Non seulement à court terme, les économies occidentales ne vont pas s’effondrer, mais c’est vraisemblablement l’économie russe qui pourrait sur le long terme s’effondrer. La défaite de l’armée russe commence à se dessiner. La Russie recule, n’arrive pas à enrayer son mouvement de retrait devant la poussée ukrainienne et semble avoir perdu l’initiative.
Cela souligne deux choses que beaucoup n’ont pas voulu voir : d’une part Poutine a trop vite annoncé que sa guerre n’était qu’une « opération militaire spéciale », se refusant ainsi à utiliser le mot « guerre » et sonner la mobilisation générale ce qui aurait eu de lourdes conséquences internes. L’effort russe est non seulement tronqué par la qualité de son armée (assez médiocre), mais aussi par une sorte d’enfermement politique, avec en arrière pensée la défaite en Afghanistan qui a été une des causes de la disparition de l’URSS.Sur un autre plan, il s’avère clair que l’armement et la doctrine russe sont d’un autre âge, ne sont plus opérationnels face aux formes de répliques que peuvent autoriser aujourd’hui des stratégies de défense hybrides. Ceci semble dessiner deux conséquences pour le Maghreb, pour l’Afrique et pour le Moyen-Orient. D’une part l’adossement à la Russie est du moins fictif, sinon symbolique. Sur un plan plus militaire, l’amoncellement d’armements russes ne procure qu’une supériorité sur le papier. Le cas ukrainien dessine une autre réalité qui sera lourde de conséquences pour les pays qui se sont abondamment approvisionnés auprès de la Russie.
La Russie, un allié à la force fictive.
Au Maghreb, dans le Moyen-Orient beaucoup ont cru revivre les beaux jours de la crise de Berlin ou celle des missiles de Cuba voire même la crise de Suez avec une URSS qui avait un poids équivalent à celui des Etats-Unis, du moins dans la capacité à imposer des solutions partagées. En février 2022, juste après l’invasion de l’Ukraine, nous avons pu constater dans le cadre d’un débat télévisé qui nous opposait à un général égyptien à la retraite, l’ampleur des illusions arabes à propos de la Russie. En méconnaissance totale du rapport de force entre Moscou, Pékin et Washington. C’est aussi une méconnaissance totale des fragilités russes qui laisse parfois songeur.
L’action russe en Syrie ne fut décisive que grâce ou à travers l’engagement massif de l’Iran et du Hezbolah. En outre, cette action n’a pas permis d’expulser ni la Turquie, ni les Etats-Unis et encore moins interdire les interventions d’Israël partout dans le ciel syrien. En fait, les russes ont uniquement coordonné leurs actions avec les grandes puissances et n’ont agit en Syrie que dans le cadre du périmètre de leurs intérêts, ceux de la préservation de la prise de la Crimée. Autrement dit, Bachar Al Assad n’a échappé au sort de Kadhafi que grâce à deux éléments majeurs : le théâtre syrien était plus proche et plus adapté aux moyens de la Russie qui se sont avérés à posteriori faibles et dépassés lorsqu’ils sont opposés à des capacités largement plus modernes. D’ailleurs, la Russie n’a jamais pu intervenir en Libye de façon forte et décisive, d’où l’envoi très tardif du groupe Wagner avec les pertes qu’on connait sur le théâtre libyen. La Russie a montré à ses alliés traditionnels dans le monde arabe et au Maghreb qu’elle n’a pas de capacités ni une réserves stratégiques d’intervention en capacité de balancer les capacités américaines ou occidentales (faibles moyens de projection, pas de porte-avions, une marine de surface dépassée, etc.)
La guerre en Ukraine a isolé la Russie et prépare de facto son passage à un rang secondaire. Tancée par l’Inde pour son imprudence, mal soutenue par la Chine quémandant ses bombes à la Corée du Nord, mendiant de mauvais drones à l’Iran, dépassée dans l’affaire du Haut Karabakh qui vient de se rallumer, elle voit s’allumer un foyer de tension entre Tadjiks et Kirghizes sans avoir les moyens, ni l’autonomie stratégique majeure pour préserver son « étranger proche » qui risque de se dérober pendant qu’elle s’enlise en Ukraine.
En Syrie, la Russie est en passe de se faire supplanter par la Turquie qui ne craint désormais plus que l’Iran (et pour un temps). Au Mali, la Russie ne brille pas non plus par des capacités qui permettraient de stabiliser et de mettre la main sur cette profondeur, il en est de même en Afrique centrale, comme en Libye. Les alliés des russes au Maghreb et dans le monde arabe, notamment les forces armées dépendantes du matériel russe et formées selon doctrine russe assistent médusées à la déconfiture de la Russie en Ukraine.
La faute stratégique de Poutine risque de se payer cash dans le Monde arabe et au Maghreb. D’abord sur le plan strictement militaire un abandon de la Syrie paraît inéluctable à mesure que se complique la situation de l’armée russe en Ukraine. Il est certain qu’au Mali, en RCA et en Libye les russes n’ont aucun moyen de réaliser un vrai contournement par le sud pour acculer l’occident à diminuer son support à l’Ukraine. Déjà en faiblesse au Moyen-Orient la Russie risque d’être balayée du sahel et de l’Afrique centrale. L’Algérie, client majeur de l’armement russe devrait observer longuement et avec précision les capacités des armements russes comparés aux armements occidentaux. Il en est de même pour l’Egypte, l’Iran.
Sur le plan diplomatique, la Russie a échoué a créer un axe ou un front réellement opérationnel. La Russie a affaibli sa position. Si elle garde théoriquement des leviers en raison de statut de membre du Conseil de Sécurité, en réalité elle est marginalisée et ne sera pas d’un réel secours. Cette situation n’est pas sans rappeler l’onde de choc qui a traversé le Monde Arabe après la chute de l’URSS. Orphelins de soutiens, les pays arabes ont été acculés à accepter sans réactions tous les diktats des Etats-Unis. C’est ce qui prévaut aujourd’hui.
Sur le plan des armements.
S’ils procurent une supériorité sur le papier, les systèmes d’armes russes ont démontré leurs limites dans le théâtre ukrainien. Certains, dans quelques médias du Maghreb et du Moyen-Orient, voient dans les reculades russes une ruse tactique, dans l’envoi d’armement obsolètes et de troupes de niveau médiocre une stratégie. Il n’en est rien. Aucun pays, sauf a être dirigé par un fou ne peut tourner le dos à une victoire totale et rapide faisant l’économie des pertes et imposant un diktat aux ennemis et aux rivaux. Autrement dit, il n’y a ni ruse, ni stratagèmes. L’armée russe est arrivée à la limite du complexe doctrine-systèmes d’armes qui lui est spécifique et qu’elle a légué à ses clients et alliés. Sauf à utiliser les armements dans le cadre d’opérations internes de lutte antiguérillas ou à mater des révoltes internes, il est envisageable de penser possible de défaire une armée ayant adopté un complexe doctrine-système d’armes de type russe eux-mêmes issus de la doctrine et des systèmes d’armes soviétiques.
A la chute de l’URSS, beaucoup avaient entrepris une explication selon laquelle, la déconfiture politique de l’URSS était sans rapport avec ses capacités technologiques. Jusqu’à un certain point ceci était vrai. Dans la situation actuelle il semble clair que les capacités et les systèmes d’armes russes, obsolètes et dépassés par rapport aux systèmes d’armes occidentaux ont oblitéré totalement le projet politique et la stratégie de Poutine. En établissant un parallèle avec les Etats-Unis en Irak, on dira que la supériorité stratégique américaine au niveau mondial à imposé au reste du monde l’obligation de s’accommoder d’une invasion en contradiction flagrante avec les principes les plus élémentaires du droit international. La non-réaction des puissances de l’époque est due aussi à ce constat. La Russie d’aujourd’hui ne peut bénéficier d’une même crainte. Tout juste peut-on évoquer une escalade vers l’usage des armes chimiques ou nucléaire dans une fuite en avant.
Cette guerre et son issue, certainement au détriment des russes, aura non seulement des impacts psychologiques majeurs au Maghreb et au Moyen-Orient, mais elle va inviter à réviser certains des fondamentaux stratégiques de nombre de pays.
Pour les plus faibles, ceux qui peuvent se voir opposer à une « masse » au sens stratégique, la probable victoire ukrainienne ouvre une voie de réflexion qui se décline en trois points. D’abord, l’amoncellement des systèmes d’armes d’un adversaire n’est pas le gage de sa supériorité. En second lieu, le complexe doctrine-systèmes d’armes russes s’avère obsolète ou du moins n’est pas sans faille. Enfin, persister dans la justification d’une prise d’un territoire par la force ne permet de s’assurer un allié, ni un protecteur. C’est en soulignant la primauté du droit qu’on sauvegarde ses intérêts lorsqu’on ne dispose pas de la nécessaire autonomie stratégique pour faire valoir Ses droits.
[1] Politologue, CERDAP2, Sciences Po Grenoble.