Amiral (S2) Kamel Akrout
I- Toile de fond sur la Méditerranée et les ressorts structurels de la région (enjeux transverses, ressources, à la fois lien et séparation entre deux mondes qui divergent)
La Méditerranée est une mer de jonction entre Europe, Asie et Afrique, elle relie 22 États, , et abrite près de 520 millions d’habitants.
Malgré qu’elle représente un peu plus de 1% de la superficie totale des mers et océans, elle constitue le lieu de transit de 25 % du trafic maritime mondial, de 30 % du transport pétrolier mondial et de 65 % des flux énergétiques vers l’Union européenne.
Au-delà qu’elle soit un pont entre 3 continents et plusieurs civilisations, elle est aussi un lieu de séparation entre deux mondes qui divergent, un Nord prospère, (les pays méditerranéens de l’Union européenne représentent 88 % du PIB du pourtour méditerranéen) et un Sud déstabilisé et fragilisé.
La Méditerranée est devenue ainsi l’épicentre de flux irréguliers et de menaces sécuritaires, à cause de l’instabilité politique, sociale et économique permanente des pays de la rive sud, et la porosité de leurs frontières avec les pays de Sahel.
Prise dans son ensemble la rive sud s’est aussi globalement appauvrie, les conditions de vie des populations s’y sont dégradées et la ligne de fracture s’est accentuée depuis ce qu’on a appelé les « printemps ».
Sur un plan plus stratégique. Un simple bilan capacitaire montre un décalage énorme entre les capacités militaires de la rive nord et celles de la rive sud.
Sur le plan des capacités navales, là aussi, aucune comparaison n’est permise, en ajoutant les moyens américains en présence, la comparaison là aussi ne serait pas envisageable.
Si l’instabilité politique générale est le marqueur de la rive sud et de la rive orientale, celle-ci ne se distribue pas également partout.
A côté d’Etats en capacité de tenir leur rang et de faire face à leurs obligations et leurs parts (j’utilise ici un terme cher à l’OTAN !) de ‘Birden sharing’ en matière de sécurité de leurs frontières maritimes et terrestres, d’autres, durablement déstabilisés ou se sont effondrés (cas de la Libye) et ne sont plus en mesure de le faire.
En partant de l’Est vers l’ouest,
L’éternel problème du partage du Plateau continental entre la Grèce, Chypre et la Turquie continue à être un point d’extrême tension entre ces pays attisé par la découverte de gigantesques gisements de Gaz naturel dans la région.
Le même problème existe aussi entre le Liban et Israël.
Aussi la situation dramatique de la Syrie, du Liban, de la Libye ou de Gaza. La situation difficile de ces pays a créé et crée encore une source de déstabilisation pour leurs voisins immédiats et plus largement pour le bassin.
- A cet égard, le Liban est jusqu’à un certain point victime de ses voisins. Le flot de réfugiés a déstabilisé durablement les fondamentaux du pays, déjà porteur de ses propres stigmates.
- L’autre pays qui concentre tous les problèmes liés à une déstabilisation et qui n’en finit pas suite à une intervention maladroite et mal orientée c’est la Libye.
La Libye n’est pas en mesure de jouer son rôle. De telles sortes qu’il n’existe plus d’autorité en capacité de tenir un espace qui s’étend du Niger au Soudan et remonte jusqu’aux côtes Méditerranéennes.
La Libye s’est effondrée aspirant vers la mer Méditerranée le chaos du Sahel. De telle sorte que la rive sud de la Méditerranée est devenue la ligne même du chaos subsaharien.
Il faut préciser que les plus de 5000 km de frontières ne sont des frontières que sur les cartes, elles sont difficiles à contrôler. On peut parcourir des Milliers de km de ces frontières sans rencontrer un poste frontalier.
*L’instabilité libyenne a déstabilisé jusqu’à un certain point la Tunisie aussi. Je rappelle ici que :
-Les actes terroristes majeurs de 2015 et de 2016 qu’a connus la Tunisie ont été perpétués par des Tunisiens entrainés, équipés et infiltrés depuis la Libye,
-Avant 2011, la Libye était le 1er partenaire économique et commercial de la Tunisie à l’échelle Africaine, la valeur totale des échanges s’est élevée à environs 2 Milliards de Dinars en 2009 contre 1,420 Milliards de Dinars en 2020.
-La Libye était aussi la terre d’opportunités pour beaucoup de jeunes au chômage,
-Enfin l’effort de surveillance de la frontière et de la sécurité-défense est devenu une charge particulièrement budgétivore. Une partie du budget qui aurait pu être plus cruellement utile dans des secteurs comme l’éducation et la santé.
* Aussi, L’affaiblissement des États du bassin occidental a créé une situation inédite où ce bassin, qui était plus sécurisé avant 2010, est devenu aujourd’hui une zone de troubles d’abord en raison de l’immigration clandestine massive qui menace l’équilibre politique du bassin et la coexistence pacifique et responsable entre les États de la rive nord et ceux de la rive sud.
Cette migration est un facteur déstabilisant certes pour les États de la rive nord, mais aussi déstabilisant pour des pays comme la Tunisie qui est devenue un pays de résidence pour beaucoup de migrants ne pouvant pas atteindre l’Europe sont restés sur place.
Ajoutée à l’immigration clandestine un pays comme la Tunisie connait un départ massif de ses compétences vers l’étranger ce qui affectera mal l’avenir du pays au moyen et long terme.
Enfin, nul n’a intérêt au chaos, néanmoins les déstabilisations offrent l’illusion ou l’opportunité à certains pays ou certaines puissances de profiter d’un moment pour pousser l’avantage dans une zone.
En effet, de 2010/11 à 2022, la rive sud prise globalement et bien évidemment celle du bassin occidental ont été l’objet de convoitises et d’actions de puissance n’intervenant pas habituellement de façon ouverte et massives dans certaines zones de la rive sud.
La fin des régimes a donné lieu à une réorientation des axes diplomatiques de certains pays selon des vues purement idéologiques. De même l’interventionnisme étranger dans les processus de transition a ouvert la porte à des forces qui se voulaient des « puissances » tutélaires sur une partie de la rive sud.
En second lieu, même si les Etats-Unis avaient parrainé et aidé les transitions, Washington, n’a pas intégré ces pays dans un schéma stratégique majeur, comparable à celui qui a été proposé aux pays de l’Est Européen après la chute du mur de Berlin. En fait, dans les pays des anciennes révoltes, on a promu des acteurs locaux : l’islam politique pour la scène interne en espérant une stabilisation « inclusive » et le renforcement des capacités des systèmes de sécurité avec un « pronostic » de stabilité à long terme.
En réalité même si globalement les systèmes de sécurité ont tenu le choc de la transition, les nouvelles équipes ont échoué, plus largement les ingérences politiques venant de pays du moyen orient et de la région ont participé, au moins partiellement à l’échec des transitons et la fragilisation des pays.
II- Affirmation des puissances régionales (pays riverains, particulièrement sur les rives Sud et Est, mais aussi pays du Moyen-Orient)
- Au bassin oriental, un trio pèse lourdement avec un différentiel en termes de qualité des moyens navals : la Turquie, l’Égypte et Israël et qu’on trouve dans différents théâtres de tension.
- En Syrie et en Libye, la présence d’acteurs venant de l’extérieur de la méditerranée oriente lourdement les situations internes et constitue un obstacle devant tout effort de stabilisation.
- Plus à l’Ouest, la question du Sahara occidental reste au cœur des tensions entre l’Algérie et le Maroc et elle est entrain d’accentuer la course aux armements entre les deux pays, et créer un nouveau jeu d’alliances et aussi imposer une équation jamais connue dans la région celle qui consiste en une polarisation de la zone de façon ouverte en invitant des acteurs extérieurs à cet espace, essentiellement après l’entrée en jeu d’Israël.
- Cette situation a rapproché davantage l’Algérie à la Russie et à la Turquie.
III- Jeu des grandes puissances (Russie, Chine, Etats-Unis)
Alors que la Méditerranée était considérée comme un « lac américain » à la fin de la Guerre froide, depuis plusieurs années le désinvestissement américain a été l’œuvre illustré par la forte réduction des moyens de la VIe flotte.
Ce désengagement est la conséquence de la réorientation, engagée sous la présidence Obama, avec le nouveau pivot stratégique de la politique de sécurité américaine vers l’Indo-Pacifique, et de la focalisation des États-Unis sur la compétition stratégique avec la Chine.
Ce reflux de la présence américain en Méditerranée a indéniablement contribué à l’apparition de puissances régionales et au réinvestissement de puissances extérieures, telles que la Russie.
La recherche par l’OTAN d’une stratégie globale à l’égard du Sud a été souvent fragilisée par l’absence de consensus entre les Alliés sur la nature de l’implication de l’OTAN dans cette région. L’initiative 5+5 en est un exemple,
En fait, laraison d’être de ce dialogue est le désir de forger une identité sécuritaire euro-méditerranéenne afin de diminuer la tendance atlantiste et accélérer l’arrimage des 5 pays du sud à l’Europe et réduire l’influence.
D’autre part, pour les Russes, la Méditerranée représente un espace stratégique et ce pour plusieurs raisons, elle leur permet :
- D’avoir un accès aux mers chaudes, et au Moyen-Orient et garantir les échanges commerciaux et la capacité d’action de la marine russe.
- De pouvoir contrer la présence Américaine, Atlantique et Européenne.
- De faire face à l’expansion du terrorisme islamiste radical ;
- Elle représente aussi une ligne de défense avancée dans le cadre de sa défense antimissile ; ainsi qu’une ligne d’endiguement permettant de contenir les velléités d’expansionnisme turc, chinois et iranien
Cette volonté Russe de réinvestissement en Méditerranée s’est manifestée après une longue période d’absence postérieurement à la fin de la Guerre froide par la création en 2013 de la « force opérationnelle permanente de la marine russe en Méditerranée ».
L’établissement d’une présence navale russe permanente en Méditerranée est redevenu prioritaire, comme l’illustre le document stratégique « Fondements de la politique de l’État dans le domaine naval à l’horizon 2030 », signé par le président Poutine en juillet 2017.
C’est aussi grâce à son intervention en Syrie en 2015 que la Russie a pu disposer d’un véritable point d’appui et renforcé sa présence en Méditerranée en la libérant progressivement des contraintes des Dardanelles.
Cette implantation russe en Syrie a fait de la Méditerranée orientale le pôle de rayonnement de la puissance navale de Moscou sur toute la Méditerranée.
Enfin, La Russie de Poutine est un acteur assez opportuniste : partout où l’Occident se désengage, la Russie est présente
Elle a toujours tiré le plus grand profit de l’absence de détermination des Etats-Unis et de leurs alliés européens.
Quant à la Chine, elle est économiquement très active dans la région, militairement elle a les moyens pour être présente en Méditerranée mais il parait que ça ne figure pas dans ces priorités pour le moment. A cet égard sa présence à Djibouti ne va-elle dans le sens d’un rapprochement au théâtre Méditerranéen ?
Les puissances occidentales, spécifiquement les pays occidentaux de la rive nord, après avoir accusé un retrait, notamment après l’intervention en Libye ont commencé à mesurer le danger que peut représenter pour eux une insécurité endémique dans le bassin occidental. Sans que cela ne devienne un réengagement, des tentatives de stabilisation de la scène libyenne se sont multipliées, sans un réel succès cependant.
IV- Conclusion
La conclusion est facile à tracer :
- Les alliances anciennes (OTAN, espace européen) ont tendance à se renforcer,
- Les capacités du sud se sont effondrées pour certains, se sont mises en rivalité dans d’autres cas,
- Un chaos au sud est une hypothèse plausible. Ce chaos s’installerait par la démultiplication de foyers d’instabilité, etengendrerait plus d’interférences dans la région.