Par Mansour M’henni
Il m’a été donné dernièrement, d’assister au vernissage de l’exposition de Kaouther Jellazi Ben Ayed (alias Kassou), une exposition accrochée à son titre, « Fil de Soi », comme au mur de l’œuvre plastique, par un fil de soie, doux et lumineux dans son parage, fin et fort dans son ancrage.
Au-delà du succès et de l’impact de l’exposition et de l’intérêt qu’elle a suscité auprès des spécialistes, il y a du sang neuf dans le travail plastique de Kassou. Il y a une sensibilité de soie chez l’artiste et une intelligence profonde liée à l’interrogation de soi au monde et du monde à soi.
Il y a comme une descente aux enfers doux de la grave question existentielle, dans tous les sens de la gravité, pour l’épreuve des contraires inséparables : la clôture et l’ouverture, la claustration et la libération, la chute et l’ascension, l’amour et la mort, l’être et le néant.
Tel est l’idée qui nous interpelle devant des travaux comme « Douceur corsée », « Absurdité heureuse », « Oscillation sereine », « Intimité en scène », « Empreinte secrète », etc. Et comment interagir avec cette question, au moins artistiquement, sinon avec la technique mixte qui est à la base de la créativité kassouienne ? Sans doute importe-t-il alors de rappeler que Kaouther Jellazi Ben Ayed est auteure d’une brillante thèse sur l’hybridation, « Pratiques artistiques postmodernes et hybridation », dans laquelle on peut lire en conclusion : « Longtemps rattaché à la monstruosité, au péché originel et au déclin, l’hybride – transposé au monde de l’art – nous révèle en effet un secret bouleversant : il renvoie à un processus continu, à un pouvoir de créations incessantes à la limite des formes et des codes ». Malgré notre réserve personnelle quant à la notion de l’hybride à laquelle nous préférons la notion du mixte, on ne peut que reconnaître la cohérence de la ligne de pensée de Kassou entre la recherche académique et la création artistique.
D’ailleurs le mixte et l’hybride débordent le cadre strict des arts plastiques pour converger, dans la logique interdisciplinaire, avec la poésie et avec des paroles brachylogiques du genre de l’aphorisme. On n’est donc pas surpris de voir l’artiste ponctuer son exposition et le livre qui la présente par des vers d’auteurs divers et d’aphorismes de sa création :
« Loin d’être dentelée mais toute en dentelle, La roue tourne doucement peut-être, mais elle tourne ! »
Tel est le texte légendant la construction indéfinissable ayant pour titre « Le nombril de l’Etre » ! Un objet qu’on prendrait pour une vraie machine à faire tourner le temps et à définir l’Etre suprême dans son infinie centralité et son inaccessible périphérie.
Pourtant, le tout ne tient qu’à un fil : un fil de soie ? Le fil de soi !
Et si l’être en soi n’était en définitive qu’un fil, lui-même ? Mais un fil en tension (la double tension), un fil trempant dans le pluriel et le multidimensionnel de son paradigme, avec ses dichotomies et ses singularités, ses paradoxes et ses affinités, son statisme et sa mobilité, et toujours dans cette indissociabilité fondamentale qui marie la diversité à l’unité, deux faces de la même pièce, deux pages d’une seule et même feuille, et qui fait de l’élastique incohérence une cohérence plastique.
Et le fil de figurer, en définitive, ce prisme des couleurs inouïes, ces traits enchantés et volatiles, ces formes incertaines bien que reconnaissables, ces humeurs cristallines et ces soupirs errants ! Et le doigt de l’artiste qui déclenche la danse folle et badine de l’éphémère au rythme de l’errance en transe dans un rêve d’éternité !
Le fil est donc à la fois une vision, une démarche et une visée ; il est l’essence même de l’existence ; il se faufile dans les vacuités en attente pour féconder de sa douce douleur le rêve d’un idéal humain, sur la voie d’un inaliénable labeur et d’un incurable inachèvement, le travail de l’artiste qui file son fil de soi.
Et Kassou de conclure :
« Telle une poésie minimaliste, une histoire, simple, courte, défie le monochrome et se tisse en dentelle ténue et fragile dans un corps inassouvi où le non-dit abrite le dit. Le fil chante, danse et frémit en peau-dentelle. Ne dit-on pas que l’espérance est dans l’inaccompli ? »