Par Mansour M’henni
Il y a plus de quinze mois, j’ai essayé dans une autre chronique, ailleurs, d’analyser les prémisses de recomposition du paysage politique tunisien en relation avec les indices et les présomptions de la redistribution des rapports des forces partisanes. Un autre pointage aujourd’hui ne serait sans doute pas inutile, dans la foulée des interrogations présentes et des reconfigurations attendues.
En août 2017 donc, il me paraissait qu’Ennahdha resterait le représentant effectif et le plus pesant de l’extrême droite, « même avec tout son discours néo-centriste qui ne convainc pas grand monde », et que le Front populaire continuerait dans l’extrême gauche, incontournable même en perte de vitesse et apparemment irréductiblement confinée à son rôle « d’opposition systématique et à outrance », ce qu’on dirait « être de la partie sans y être ». De son côté, la droite libérale semblait en ballottage entre l’UPL, Afek et Al-Badil, respectivement de Slim Riahi, Yacine Brahim et Mehdi Jomaa.
Restait alors le « vrai centre » et celui-ci me paraissait devoir se focaliser sur une inéluctable alliance entre Youssef Chahed et Mohsen Marzouk, dans l’esprit de leur appartenance et leur foi premières aux textes fondateurs de Nidaa Tounès, soit en son sein — et ce serait l’idéal, soit sous une forme ou dans une autre structure, et ce ne serait pas une idée saugrenue. Entretemps, cette alliance s’est effectivement concrétisée à l’occasion du dernier remaniement ministériel et sa forme politique – partisane – ne tardera pas à voir le jour, à en croire les déclarations du président de Machrou Tounès et des membres de son groupe parlementaire, comme d’ailleurs les déclarations à peine voilées des membres de ce qu’on s’accorde de plus en plus à désigner comme « le groupe parlementaire de Y. Chahed », c’est-à-dire Al-Kotla Al-Watanya. (La Coalition nationale)
Entretemps aussi, un parti issu davantage des heurts que des bonheurs de la troïka (2011-2014), en l’occurrence At-Tayar Addimokrati (Courant démocratique), gagne du terrain et cherche à regroupe autour de lui les poussières de partis en perte d’équilibre ou de confirmation d’identité. Bien que peu explicite sur son programme politique global et avare de propositions pratiques, il conduit un discours d’opposition habillé de rationalité et décorée de points lumineux d’une ironie mordante. Le profil de Ghazi Chaouachi lui a sans doute beaucoup ajouté et il faudra compter avec lui pour la prochaine distribution.
Quant à ladite « famille destourienne », force est de conclure à son émiettement caractérisé et on ne sait pas encore si l’obstination, différemment jugée, de Abir Moussi pourra en sauver au moins une barque symbolique de sa profondeur historique. Qui sait ? Les autres sont, soit déjà (ré)intégrés dans Ennahdha où ils étaient apparemment, au moins de cœur, avant de « s’infiltrer » dans les rangs du RCD dans les années 90 du siècle dernier, y prenant même des responsabilités de différents rangs », par opportunisme ou en mission camouflée. D’autres anciens destouriens se sont reconnus dans les variantes de Nidaa Tounès ; et d’autres encore sont dans la nature, ne sachant à quel saint (ou sein ?) se vouer.
Aujourd’hui donc, ce qui est à l’ordre du jour, c’est l’avenir politique qui se dessine autour de Y. Chahed et Mohsen Marzouk dans une sérieuse configuration centriste dans laquelle Ennahda n’a pas hésité, jusqu’à ce jour, à trouver un partenaire possible et assez crédible, de par sa propre mouvance, à elle, vers un « centrisme civil mais d’obédience islamique », à même peut-être de la décharger de l’étiquette islamiste qui tarde à s’en détacher.
Si Y. Chahed ne s’est pas prononcé sur cette question (son groupe parlementaire joue bien son rôle), Mohsen Marzouk est on ne peut plus explicite à ce propos. Il parle de la probabilité (donc on est à plus de 70%) d’un « projet politique commun » et ajoute : « Nous espérons que les membres de Nidaa Tounes et les membres des forces indépendantes se joindront à ce projet visant à unir toutes les forces nationales et tous les membres de la famille nationale moderne sans exclusion ». Les mots sont bien choisis : l’appel est lancé aux membres du Nidaa et non au parti, sans doute jugé perdu pour toute alliance avec ses anciens enfants de sang pour un nouvel enfant d’adoption, Slim Riahi.
A croire que Nidaa Tounès ne se laissera pas faire aussi facilement comme on le crie sur tous les toits malgré la cascade de démissions en son sein. En tout cas, son prochain congrès (en fait le premier), d’abord prévu en janvier, puis reporté à fin février ou début mars), scellera le destin de ce parti. Le président fondateur du Nidaa est apparemment derrière la décision de tenir – enfin ! – un congrès électoral et derrière même la composition du comité d’organisation du congrès. Apparemment, tirant les leçons qui se doivent de la dernière crise politique dans son parti et dans son pays, Béji Caïd Essebsi se soucierait désormais davantage de soigner sa sortie aux yeux de l’Histoire et de s’élever au-dessus des manigances et des cachotteries du Palais ainsi que des caquetages et des commérages de quartier.
J’avais souligné en 2017 Nidaa « ne reprendra pas ses forces par les coups de tête et les coups bas des fondateurs, devenus des frondeurs, et les nouveaux venus, perçus comme des arrivistes et des envahisseurs ». N’empêche que devant sa fragilité actuelle, il paraît continuer sur la même voie, et ce n’est peut-être pas un bon signe. Aujourd’hui encore, je continue de croire, de l’extérieur à toute structure politique, que les deux jeunes leaders issus de la pensée fondatrice du Nidaa en 2012, Y. Chahed et M. Marzouk, peuvent constituer les deux pôles majeurs d’un renouveau de cette pensée, à la rencontre, pour toute action politique, de la pensée bourguibienne et du réformisme moderniste tunisien qui étaient à la base de la Tunisie moderne – dussent-ils, pour ce faire, adopter une nouvelle dénomination pour leur alliance.
Quant à la réaction d’Ennahdha et à son rôle, eu égard à un tel projet, il conviendrait d’y revenir ultérieurement avec force détails.