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Nos banques conservent une grande capacité de résilience
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Nous assistons à une mise en cause de la mondialisation
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Le dinar tunisien n’est qu’un reflet de l’économie tunisienne
TUNIS – UNIVERSNEWS Une semaine après la hausse du taux directeur, la pilule ne passe toujours pas. La décision de la BCT de relever son taux directeur de 75 points de base, le portant à 7%, va-t-elle contribuer à freiner l’inflation ? Ahmed El Karm, président du Conseil d’administration de Tunisie Leasing et Factoring (TLF) nous dresse plus de détails. Interview.
Le conseil d’administration de la Banque centrale de Tunisie (BCT) a décidé, mardi 17 mai 2022, d’augmenter le taux directeur de 75 points de base et le taux de rémunération de l’épargne de 1%. Quel impact sur les banques et leurs clients ?
La BCT a pour mission principale de lutter contre l’inflation. Et un des instruments utilisés partout dans le monde est la manipulation des taux d’intérêt. La BCT a constaté que l’inflation n’a pas cessé d’augmenter depuis quelques mois. Elle a fini, par réaction, à augmenter son taux d’intérêt directeur. C’est d’ailleurs une décision de politique monétaire semblable à celle suivie par la plupart des banques centrales enregistrant un dérapage de l’inflation.
Cependant, l’inflation en Tunisie est due à deux ou trois facteurs essentiels. C’est une inflation qui n’est pas récente. Elle date de quelques années et a été alimentée progressivement par une injection de liquidité de plus en plus massive pour financer les déficits colossaux du budget de l’Etat et ceux des entreprises publiques.
Mais, la liquidité injectée a été utilisée pour financer la consommation et nullement pour soutenir les investissements publics, tant nécessaires pour l’amélioration du climat des affaires et la relance des investissements privés.
Ainsi, l’offre n’a pas suivi le PIB en Tunisie, n’a augmenté en moyenne que de 1% durant les dix dernières années. Ce qui crée un déséquilibre entre l’offre et la demande des biens et services offerts.
De plus, la pandémie de la Covid-19 a fragilisé la situation économique amenant les pouvoirs monétaire et budgétaire à opérer des injections de liquidité pour soutenir les particuliers et les entreprises et leur permettant de faire face aux conséquences néfastes de la pandémie.
Tout récemment, la guerre en Ukraine a provoqué des perturbations majeures au niveau du fonctionnement de l’économie mondiale. Elle a provoqué de fortes augmentations des prix du pétrole et du gaz, des produits alimentaires principalement les céréales et les huiles végétales et une augmentation des prix des engrais suite au renchérissement du prix du gaz naturel.
Préconisez-vous des actions immédiates pour la relance de la croissance économique ?
Malheureusement, la Tunisie est un pays importateur d’énergie fossile. La moitié du déficit commercial provient de la balance énergétique. Elle est également un pays importateur de céréales, produisant à peine la moitié de ses besoins en consommation. De plus, elle importe la quasi-totalité des huiles végétales écoulées sur le marché intérieur.
De ce fait, l’inflation est grandement d’origine importée. Aussi, l’augmentation du taux directeur doit être accompagnée par des actions de réformes structurelles visant le développement de l’offre, par l’augmentation de la production. Cela passe surtout par le rétablissement des équilibres économiques en passant à une grande maîtrise des deux déficits : budgétaire et extérieur.
L’augmentation du taux directeur va impacter négativement l’endettement des ménages et des entreprises. Les réformes structurelles suggérées, si elles sont engagées rapidement, pourraient aider la Banque Centrale à opter pour un ralentissement d’augmentation de taux d’intérêt, surtout si elle constate plus de sérieux dans la gestion économique et budgétaire.
Il faut d’abord relancer l’énergie verte afin de réduire la dépendance par rapport à une énergie fossile importée et de plus en plus chère, en développant la part de l’électricité produite à partir des énergies solaire et éolienne.
Il convient de relancer l’activité économique en commençant par opérer une reprise sérieuse et permanente de la production du phosphate et de son exportation. Également, il importe de mettre en place une politique agricole adaptée pour soutenir les agriculteurs et orienter leurs actions vers une agriculture vivière.
Dans son analyse datant du 13 avril 2022, l’agence de notation américaine, qui a abaissé la note souveraine de la Tunisie un mois auparavant, a affirmé que les établissements bancaires du pays « sont parmi les plus vulnérables d’Afrique quant à la guerre russo-ukrainienne. Qu’en pensez-vous ?
Je pense que c’est un jugement excessif. Certes, les banques accusent depuis longtemps un taux de créances classées relativement élevé par rapport à ce qui est observé dans d’autres pays comparables à la Tunisie.
Néanmoins, les sérieux « stress tests » opérés par la BCT prouvent que les banques conservent une grande capacité de résilience. Elles sont en mesure grâce à l’important effort de mise en place des réformes de la bonne gouvernance, de la maitrise des différents risques et de consolidation des fonds propres et d’assises financières, à affronter les effets de la détérioration de la situation engendrée par la Covid-19.
2021 a été une année difficile pour l’économie nationale avec la poursuite des répercussions de la Covid-19. Comment voyez-vous son avenir ?
La plupart des pays du monde ont réussi à enregistrer un regain de croissance juste après la crise sanitaire. La baisse très sensible du PIB, qui a été constatée en 2020, a laissé la place à un commencement de reprise de la croissance économique dans la plupart des pays européens, américains et asiatiques. Il y a eu des politiques de relance d’activité qui ont commencé à produire leurs effets.
Mais cette reprise a été perturbée par, tout d’abord, le dysfonctionnement des chaînes d’approvisionnement. Malgré une forte demande, plusieurs entreprises n’ont pas pu disposer des matières premières et de produits semi-finis nécessaires à la reprise normale de leurs activités.
De plus, le coût du transport maritime a augmenté très sensiblement, pour être multiplié par 10 et parfois plus. Donc, les hypothèses initialement optimistes de croissance ont laissé la place à des révisions à la baisse au cours du premier trimestre 2021 et surtout en 2022 suite à la guerre d’Ukraine. Ce qui a amené les stratèges à réfléchir à de nouvelles manières d’organiser la spécialisation internationale et le commerce mondial. Nous assistons à une mise en cause de la mondialisation sans pour autant arriver à tourner le dos à l’ère mondialisée.
Apparait ainsi un nouveau phénomène de relocalisation. Les entreprises, qui ont souffert de la difficulté de l’approvisionnement en produits fabriqués en Chine loin leurs marchés de consommation ont commencé à penser à réinstaller les industries de transformation et les chaînes de montage dans les zones de proximité en Europe et en Amérique. La Tunisie, qui a signé un accord de libre-échange avec l’Europe, gagnerait à ne pas rater cette occasion et profiter de cette nouvelle dynamique.
Par ailleurs, la guerre en Ukraine donne à la Tunisie de nouvelles opportunités. Plusieurs entreprises installées en Russie et en Ukraine ont fermé leurs portes. Elles cherchent à s’installer ailleurs. Avec des politiques adaptées et une agressivité commerciale. La Tunisie peut se représenter comme un pays favorable pour une relocalisation dans son sol.
Justement. En tant qu’expert en économie et en finance, quelles sont les mesures qui peuvent être envisagées en vue d’attirer plus d’investissement, notamment étranger ?
L’essentiel c’est la stabilité politique, c’est une condition nécessaire pour un regain de confiance. Il faut améliorer le climat des affaires, stabiliser l’environnement économique, revoir le système administratif et alléger les procédures. Puis, les banques sont prêtes comme toujours à jouer leur rôle de conseiller et de récepteur financier des investissements productifs tunisiens et étrangers. Il faut simplement accélérer des réformes qui comprennent les besoins des marchés local et international.
Qu’en est-il des négociations avec le FMI ?
On ne voit pas encore la reprise des négociations. Or, le seul moyen pour le pays pour rétablir la confiance et régulariser les déséquilibres économiques est de conclure un accord avec le FMI. Cet accord requiert au préalable des négociations sereines avec les partenaires sociaux afin de parvenir à un consensus sur les principales réformes d’ordre social.
De plus, le gouvernement doit être suffisamment fort pour montrer sa crédibilité et parvenir à commencer la mise en place des réformes qui seront convenues et ce avant que le FMI n’accepte de signer et finaliser un éventuel accord de prêt. C’est désormais une nouvelle demande du FMI qui a été exigée du Liban qui a rapidement obtempéré.
Une dépréciation du dinar tunisien est-elle inévitable ?
Le dinar tunisien n’est qu’un reflet de la situation de l’économie tunisienne et celles des paiements extérieurs. Si l’économie est atone et déséquilibrée, si l’inflation est élevée et si les réserves de changes sont limitées, il est tout à fait normal que le dinar s’en ressentisse.
Il faut développer toutes les activités d’exportations des biens et des services et rationaliser les augmentations des produits importés. En bref, tout ce qui est de nature à améliorer les recettes en devises pour parvenir à asseoir le dinar sur un matelas assez fort permettant de faire face aux engagements extérieurs et rétablir la confiance dans la monnaie nationale.