- Je crois en une Tunisie qui avance sur deux jambes
- L’austérité n’existe que dans les paroles et les discours
- Dire qu’il faut changer de modèle de développement est une affirmation vide de tous sens
- La pression populaire peut faire imposer un audit général des finances publiques
« La Tunisie est en mesure de réaliser un nouveau miracle et de surmonter la crise économique », a indiqué l’ancien gouverneur de la Banque Centrale de Tunisie (BCT), Mustapha Kamel Nabli, samedi, à la Marsa, lors de la présentation de son ouvrage intitulé « J’y crois toujours : Au-delà de la débâcle… une Tunisie démocratique et prospère », qui vient d’être mis en vente.
Précisant que la crise a évolué sur trois phases, dont la troisième et la plus grave, a débuté depuis 2016, Nabli s’est voulu rassurant « bien que la situation ne cesse de s’assombrir, il y a toujours des éclaircies qui apparaissent. Il faut juste passer à l’action et opter pour les solutions les plus adéquates pour en sortir ».
Parlant de son nouveau livre, il l’a considéré « comme un simple essai politico-économique. En réalité, je n’avais pas l’intention d’écrire un livre. J’ai commencé à écrire au départ quelques pages pour expliquer la situation économique du pays, et petit à petit les questions ont surgi, ce qui m’a poussé à terminer cet ouvrage ».
Présentant l’essai, l’actuel gouverneur de la BCT, Marouane El Abassi, a fait savoir que cet ouvrage comporte trois principales parties. Il s’agit, primo, d’une revue globale de ce qui s’est passé au niveau politique et économique pendant les huit années depuis la révolution. Secundo, il y a une radioscopie détaillée des résultats des 8 années qui ont succédé à la révolution, dans les domaines économique, financier et social, ainsi qu’une analyse des mauvais choix ou des choix qui n’ont pas été faits dans le domaine économique. Et tertio, la dernière partie présente une analyse des perspectives futures, les scénarios possibles, dont ‘une série de propositions qui peuvent servir pour surmonter la crise.
Pour conclure, Abassi a avancé « je crois, pour ma part aussi, au potentiel du savoir et du savoir-faire tunisiens. Je sais que nous sommes en mesure de dépasser cette situation critique « .
Actuellement, consultant international et président de North Africa bureau of Economic Studies à Tunis (NABES), Mustapha Kamel Nabli a été gouverneur de la BCT, durant les années 2011-2012
A la fin des années 90, il a exercé au sein de la Banque Mondiale, notamment en tant qu’économiste en chef pour la région du Moyen-Orient – Afrique du Nord (MENA).
Avant cette présentation, Univers News a une rencontre avec Mustapha Kamel Nabli qui a eu l’amabilité et la bienveillance de passer avec nous plus d’une heure pour parler et de son livre et d’autres questions, notamment d’ordre socioéconomique. Interview…
Dans votre livre intitulé « J’y crois toujours : Au-delà de la débâcle… une Tunisie démocratique et prospère », vous avez parlé de « miracle » consistant en la possibilité d’avoir, à la fois, la démocratie, la dignité et une bonne économie. Vous êtes optimiste à ce point ?
Oui, je crois au scénario que l’on peut considérer comme étant un miracle, mais que je trouve possible et faisable. Un scénario qui combine des changements au niveau politique, social et économique et selon lequel la Tunisie peut vivre libre et digne, mais en même temps une Tunisie qui travaille et produit.
Sans tomber dans un optimisme béat, je suis convaincu que l’Histoire a donné à notre pays une opportunité qui ne se produit pas tous les jours, à savoir la révolution de 2011 qui a ouvert des portes, restés fermées des décennies durant. Ceci a permis au Tunisien de bénéficier de la liberté sous toutes ses formes. Mais le problème est que nous avons négligé les volets économiques à un point tel que certaines voix s’élèvent, ces derniers temps, pour regretter la période de la dictature.
Donc, ce que je dis, et j’insiste là-dessus, est que le rêve demeure permis et peut même devenir réalité pour peu que l’on retrouve les valeurs du travail et de solidarité, qu’on agisse en tant que collectivité solidaire, qu’on établisse le bon diagnostic et les causes afin de prescrire le bon remède. Et c’est ce que j’ai essayé de démontrer dans mon livre.
J’ai également mis l’accent sur la moitié pleine du verre, c’est-à-dire les acquis de la révolution dont notamment la liberté d’expression et la mise en place des diverses instances devant faire de notre un pays un Etat de droit et des institutions. Et avec des efforts sincères et une lecture pragmatique de notre situation, la Tunisie est capable de marcher sur ses deux jambes et de devenir un pays développé politiquement et économiquement.
Vous avez parlé, dans votre livre, de la nécessité de consentir des sacrifices comme étant une autre condition pour parvenir à la prospérité politique et économique. Croyez-vous que le Tunisien peut se permettre le luxe de faire de nouveaux sacrifices ?
Ce que je trouve curieux, c’est que personne ne semble disposé à faire des sacrifices en dépit de la multiplication des slogans prônant l’amour de la patrie.
Prenons par exemple la question de la valeur du travail comme étant une des sources principales de richesses. Or, on assiste à un phénomène de revendications plaçant la barre très haut, alors qu’on assiste, en même temps, à l’affaiblissement de l’effort et de la valeur de travail. Il y a aussi la question de l’évasion fiscale qui approfondit la crise en réduisant les revenus de l’Etat.
Un autre exemple, tout le monde crie être patriotique et réclame une lutte plus efficace contre le terrorisme, mais personne ne se désiste de ses privilèges afin de contribuer au financement de cette lutte fort coûteuse.
Pourtant, les gouvernements successifs affirment suivre une politique d’austérité …
Je ne vois pas cette austérité. Les dépenses de l’Etat n’ont pas arrêté d’augmenter fortement. Et loin de toute polémique, je dirais que cette politique d’austérité se trouve uniquement dans les discours et les paroles.
Vous avez réclamé un audit général des dépenses publiques comme étant une condition pour instaurer la transparence. Cet appel a-t-il été entendu ?
Effectivement, j’ai appelé à cela, à plusieurs reprises, mais personne n’y a donné de suite. Pourtant cette demande aurait dû venir des gouvernements ou des représentants du peuple au parlement. Cette demande-souhait pourrait être réalisée en cas de forte pression populaire.
Justement, dans le cadre de cette transparence, la Banque Centrale de Tunisie, en tant que symbole de la souveraineté nationale, n’a-t-elle réussi à empêcher les flux d’argent douteux ?
Tout d’abord, la Banque Centrale de Tunisie (BCT) constitue, juste, un maillon de la chaîne de contrôle avec la justice, le ministère des Finances, le ministère de l’Intérieur, et la Cour des Comptes. Elle n’a pas qualité de ministère public pour pouvoir engager, elle-même directement, la lutte contre les flux financiers douteux. Dans le cas où elle est informée de soupçons quant à des entrées douteuses d’argent, elle peut geler temporairement, durant trois jours, les mouvements d’argent, avant d’en informer la justice qui dispose de tous les pouvoirs pour traiter ces dossiers.
Plusieurs indices laissent entendre que la Tunisie ne dispose pas de la liberté de décision avec tous les gouvernements d’après la révolution dans le sens où cette liberté est hypothéquée par le Fonds monétaire international, en plus de l’accord de libre-échange avec l’Union européenne (ALECA). Qu’en pensez-vous ?
Je dois préciser d’abord, loin de tout tiraillement et populisme, que l’ALECA qu’on présente comme étant responsable de tous les maux, n’est en fait, pour le moment, qu’un projet d’accord pour développer et approfondir les relations de coopération existantes dans le cadre d’accords datant de 1976 et 1995, qui ont concerné surtout la levée des restrictions douanières sur les produits industriels. Quant aux restrictions touchant à l’agriculture et aux services, elles seraient concernées par le nouvel accord en cours de négociations.
A mon avis, l’essentiel est de bien négocier ces accords, car la levée des restrictions pourrait avoir des effets positifs pour certains secteurs, mais négatifs pour d’autres.
Quant à l’hypothèque vis-à-vis de l’étranger avec tout ce qu’on entend sur la perte de la souveraineté nationale, j’estime que toute cette problématique dépend, essentiellement du programme et de la vision économiques et politiques du pays. Si le gouvernement présente une vision claire et fondée sur une stratégie bien étudiée et non pas sur des solutions de rafistolage, il n’y aurait alors aucune crainte de traiter avec ces instances internationales.
Et pour être franc, je dirais que le problème ne réside pas chez ces instances, mais plutôt dans les politiques suivies par nos gouvernements Si on se propose d’emprunter pour payer les salaires sans vision prospective et sans plan concret pour limiter et réduire les déficits, il est normal que ces institutions financières posent leurs conditions et réclament des mesures fermes et draconiennes dont l’augmentation des impôts et le gel des salaires dans la Fonction publique. Il est à remarquer que la plupart des conditions convenues avec le FMI n’ont jamais été appliquées, et le FMI a continué à débloquer les diverses tranches des crédits.
Peut-on dire que depuis la chute de l’ancien régime en 2011, la Tunisie a raté l’occasion de procéder à une révision du modèle de développement ?
Pour commencer, dire qu’il faut changer de modèle de développement n’a pas beaucoup de sens, dans la mesure où on ne change pas de modèle de développement comme on change de chemise ou par de simples paroles. Il s’agit plutôt de procéder à des changements profonds par des choix, des politiques et des options à faire sur une longue période par la société dans tous les domaines, ce qui n’a pas été fait et ne pouvait être fait en 2011 même avec la révolution. Et jusqu’à nos jours, il n’y a eu aucune planification, ni une conception pour une stratégie globale d’aucune partie que ce soit.
Pourtant nous avons des problèmes exigeant des solutions de courte et de longue haleine, mais nous avons accordé peu d’intérêt à ces problèmes. Tout l’intérêt était concentré sur des questions politiques, alors que nous avions des secteurs sinistrés comme les phosphates, l’énergie, le tourisme et bien d’autres qui ont un caractère conjoncturel et issus de l’émergence de l’insécurité et du phénomène du terrorisme.
Nous avons aussi des problèmes structurels. Je citerais le chômage que nous avons traité par des solutions de rafistolage avec des recrutements posant des problèmes de sureffectifs, ou alors par des emplois fictifs dans des sociétés n’existant que sur du papier.
L’Etat a emprunté, tout récemment, des banques tunisiennes la somme de 356 millions d’euros pour financer le budget de l’Etat. Ceci fait-il partie de la bonne gouvernance de la part du gouvernement ?
Une opération similaire a eu lieu, il y a deux ans avec un crédit de l’ordre de 250 millions euros. Il s’agit d’une procédure faisable et il n’est pas étrange que l’Etat emprunte de chez les banques nationales. D’habitude, l’Etat se fait prêter, ou bien à l’international en devises ou alors du marché intérieur en dinars. Mais ce qui est nouveau, cette fois-ci est que l’Etat a levé de l’argent au niveau national mais en euros. Et d’habitude, on procède, dans ce cas, à un appel à consultation pour avoir le taux d’intérêt le plus réduit.
On ne sait pas s’il y a eu, cette fois-ci, une consultation préalable ou non, mais le problème n’est pas là. En effet, après avoir financé l’Etat, les banques ne disposent plus de suffisamment de devises pour financer les besoins des entreprises économiques, ce qui risque de poser un vrai problème…
Vous avez proposé, dans votre livre, une brochette d’alternatives. En avez-vous parlé, auparavant, avec les décideurs au pouvoir ?
Non, je ne me suis adressé à aucune partie spécifique. Le livre et les solutions que j’y préconise sont destinés à tous, car nous sommes tous concernés. Le livre s’adresse à la société tunisienne avec toutes ses composantes à savoir gouvernants, gouvernés, organisations nationales professionnelles, organisations de la société civile. Autrement dit, nous sommes tous appelés à être plus conscients de la gravité de l’étape actuelle et de la nécessité de contribuer, chacun à partir de sa position, à trouver les moyens de sortir de la crise.
L’initiative, dite « Qadiroune » vous a-t-elle convaincu de retourner à la politique ?
Je ne suis pas adhérent à l’initiative de « Qadiroune », en dépit de tout ce qui a été dit. La preuve est que je n’ai pas assisté à la conférence de presse qu’ils ont tenu pour lancer le mouvement. Mais je dois dire que je suis en contact avec nombre d’initiatives, dont Qadiroune, et de personnalités avec l’idée de rassembler le maximum d’initiatives et de bonnes volontés pour sauver la Tunisie au double niveau économique et politique.
Entretien conduit par
Noureddine HLAOUI