TUNIS – UNIVERSNEWS – Dans la foulée de notre entretien, nous échangeâmes nos coordonnées, avant de prendre la direction de l’unité de monitoring des agressions du SNJT, située au dernier étage du bâtiment. C’était là que nous étions sensés, selon Ayoub, trouver davantage de réponses à nos questions.
Un des journalistes travaillant au sein de cette unité, Mahmoud Laaroussi, nous répond du tac au tac –expérience douloureuse oblige– : « Après 2011, si on regarde la situation politique dans le pays, les journalistes deviennent systématiquement l’ennemi de ceux qui sont au pouvoir. », avant d’insister sur le fait que « cela rend l’accès à l’information difficile pour les journalistes et complique le travail de terrain, au moyen de pressions en tous genres : Ordres transmis aux forces de l’ordre, aux milices secrètes du parti, qui sèment la terreur lors des manifestations… ». Ajoutant à cet égard : « Nous nous souvenons tous des fois où l’ancien président, Béji Caïd Essebsi, a manqué de respect aux journalistes, pour ne pas dire plus : La fois où il a jeté ses feuilles au visage de Mohamed Boughaleb, ou celle où il a tapé le micro à l’antenne, lors d’un entretien avec la rédactrice en chef actuelle du journal télévisé de la chaine nationale… » et ponctue en disant : «Les difficultés viennent aussi du fait qu’il lui est interdit de diffuser des fausses informations, étant donné qu’il est tenu par une éthique, et que pareils erreurs ou méfaits constituent des fautes graves qui peuvent le conduire au licenciement. »
La liberté de la presse, un des acquis de la révolution de 2011 et la fin du règne de Ben Ali, est plus que jamais menacée en Tunisie. Plus particulièrement depuis le coup de force du président actuel Kaïs Saïed le 25 juillet 2021 ; point d’orgue d’une transition démocratique ayant du plomb dans l’aile et tardant à se faire sentir.
En effet, la Tunisie figure à la 94ème place du classement de 2022 de la liberté de la presse de Reporter sans Frontières, ayant reculé de 21 places par rapport à l’année précédente.
Ce recul du pays en termes de liberté de la presse coïncide avec l’avènement du mouvement, qui ne dit pas son nom, des Juilletistes, qui s’est formé en soutien à la dissolution du parlement tunisien décrétée par le président Kaïs Saïed, en vertu de l’article 80 de la constitution.
Mouvement dont les membres se sont distingués à plusieurs reprises et via moult mediums par leur farouche hostilité à l’égard des médias et des journalistes, tenu en partie responsable, selon eux, du déclin que le pays a connu durant la dernière décennie.
Le SNJT ne cesse de condamner la recrudescence des agressions et des arrestations arbitraires dont sont victimes les journalistes dans un pays où, depuis sa prise de fonction en 2019, le plus haut représentant de l’État refuse de recevoir les acteurs du 4ème pouvoir au palais de Carthage et les pointent du doigt dans ses innombrables sorties, les accusant de trahison et de conspiration.
« Les intimidations envers les journalistes se banalisent, et les reporters sont confrontés à la violence des manifestants tunisiens. », dénonce Reporter sans Frontières, avant d’ajouter : « Un nouveau cap a été franchi le 14 janvier 2022, lorsque le correspondant de plusieurs médias internationaux Mathieu Galtier a été passé à tabac alors qu’une dizaine d’autres journalistes ont été brutalisés pendant qu’ils couvraient une manifestation. »
Une autre journaliste occupant le poste de coordinatrice au sein de l’unité, Khawla Chabah, dont le bureau est situé en face de celui de Mahmoud Laroussi, a tenu à nous faire part de son avis à ce sujet. C’est avec les larmes aux yeux et une voix affectée, tant ce sujet la bouleversait, qu’elle déclare : « Nous vivons aujourd’hui de vives pressions, nous sommes victimes de violence pendant les manifestations, nous sommes constamment la cible de compagnes de harcèlement et d’intimidation sur les réseaux sociaux. », avant de poursuivre : « Nous avons reçu, ici à l’unité, le témoignage d’une journaliste en pleine détresse, qui a reçu en message privé des menaces d’enlèvement de son enfant, accompagné de photos de son fils. Comment ont-ils pu connaitre son fils, alors qu’elle ne partage rien de sa vie privée sur les réseaux ? »
Elle ajoute : « Elle s’est effondrée sous nos yeux, ici à l’unité. Imaginez-vous le traumatisme et le stress que cela a provoqués ? » « Nous avons un autre collègue, Mouldi Zouebi, dont le fils fut victime d’un enlèvement sous la menace d’une arme. Il fut ciblé car il publia des articles traitant d’une affaire de contrebande d’armes à Jendouba. » « Son fils et lui ont nécessité un suivi psychologique pendant longtemps après cet incident ». Et de continuer en disant : « Des pressions sont exercées sur les femmes journalistes en particulier, étant donné le regard plus dur de la société sur ces dernières… Nous avons une collègue travaillant à Radio Jeunes, qui a vu ses photos circuler sur des sites pornographiques… Alors qu’elle est mariée ! » « Cela lui a tout de suite créé des ennuis dans son entourage familial ». et de ponctuer son témoignage en disant : « Tout ceci peut constituer une source de stress, sans oublier le fait que les droits des journalistes sont niés et leurs plaintes restent sans suites. »
Aux pressions venant de l’extérieur, s’ajoutent celles exercées au sein des entreprises médiatiques.
C’est ainsi que, Nadhem Heni, journaliste et présentateur de l’émission Bikolli Houdou à la Radio Culturelle, fut condamné à 2 mois de suspension de travail, le privant de son salaire et le plongeant dans une situation financière difficile, lui qui avait une famille à charge.
Cette sanction est intervenue suite à un incident survenu lors d’un numéro de son émission et il fut tenu responsable de ce couac par la direction de la radio, étant donné que l’émission était en direct.
Il intenta par la suite un recours auprès du tribunal administratif pour contester cette sanction disciplinaire.
Il s’apprêtait à obtenir gain de cause, quand un jour avant la délibération, le 8 février 2022, on le retrouva mort dans son lit des suites d’un arrêt cardiaque.
Certains de ses plus proches collaborateurs disent qu’il est mort de chagrin, n’ayant pas supporté le traitement que lui réserva l’entreprise pour laquelle il a travaillé des années durant, ainsi que le regard inquisiteur de certains de ses collègues qui lui ont tourné le dos après l’incident.
Autant d’histoires dramatiques qui donnent une idée sur les conditions dans lesquelles les journalistes en Tunisie opèrent, des contraintes auxquelles ils sont assujettis et des menaces qui pèsent constamment sur eux. Menaces qui compliquent un travail déjà bien ardu et font de de ce dernier, un véritable chemin de croix.
Youssef BEN ARFA
Enquête – Prochain article
Journalistes : III – Marginalisation et précarité!!!