TUNIS – UN/Agences – Douze ans après la chute du président tunisien, la justice française est toujours sur les traces de la fortune du clan Ben Ali, selon le journal français Le Monde qui souligne que dans l’enquête sur les « biens mal acquis », la justice a découvert plusieurs appartements de luxe mais peine à remonter la piste des fonds utilisés pour les achats.
Le journal se demande si l’enquête vieille de douze ans sur les « biens mal acquis » accumulés en France par l’entourage de l’ancien président tunisien, Zine El-Abidine Ben Ali, va-t-elle être relancée ? Face à la « particulière complexité de l’affaire », la juge d’instruction du pôle financier Marie-Christine Idiart, qui a repris la procédure en septembre 2022, a obtenu la désignation d’un magistrat supplémentaire, selon les informations du Monde. Elle est désormais épaulée par le juge Serge Tournaire, rompu aux investigations sur les « biens mal acquis » africains.
Dans l’attente des explications
Lancée en janvier 2011 après la chute de l’ex-dirigeant sous la pression du printemps arabe, l’enquête ouverte pour blanchiment en bande organisée a connu difficultés, chausse-trappes et embûches. Mais les enquêteurs ont identifié et ont fait saisir des biens immobiliers de luxe et des comptes bancaires. Les juges d’instruction soupçonnent le clan Ben Ali de les avoir financés ou abondés avec des fonds provenant du détournement d’argent public ou de la corruption. Alors que l’ex-président, exilé en Arabie saoudite, est mort en 2019, l’Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF) attend toujours des explications de quatre gendres et d’un neveu de M. Ben Ali. Le jeu de piste auquel se sont livrés les enquêteurs a pour théâtre les beaux quartiers de Paris.
Ainsi, boulevard Saint-Germain, un ensemble de deux appartements de 272 mètres carrés avec « jardin privatif » et « jardin d’hiver » a attiré l’attention de la justice. L’acte d’acquisition de 2008 porte le nom d’une société française, Icarus, mais les enquêteurs découvrent que son véritable propriétaire est Marouane Mabrouk. L’homme d’affaires franco-tunisien a été marié pendant une quinzaine d’années à l’une des filles de l’ex-président tunisien, Cyrine Ben Ali.
Icarus est détenu par une entité au Luxembourg, et les appartements ont été payés depuis la Suisse, par un avocat bien connu de la justice, qui a servi d’intermédiaire entre l’acheteur et l’appartement, Philippe Houman, « cheville ouvrière » de l’affaire Cahuzac et gestionnaire de sociétés offshore, qui apparaît dans l’enquête des Pandora Papers. C’est lui qui réceptionne l’argent suisse de Mabrouk, soit 4 millions d’euros pour l’achat, puis 3 millions pour le financement des travaux, avant de les virer au notaire français et à la SCI Icarus.
Des énigmes et des mystères
Devant les enquêteurs en septembre 2021, Marouane Mabrouk se défend d’avoir voulu se dissimuler, « même s’il est vrai que le montage pourrait faire croire le contraire », concède-t-il.
Interrogé sur l’origine des fonds, M. Mabrouk évoque « les commissions d’opérations commerciales réalisées par le groupe familial ». De 2003 à 2010, son compte suisse à la Banque privée Edmond de Rothschild a effectivement reçu, selon un document du Parquet national financier (PNF), « des commissions (…) de 8,5 millions d’euros » de groupes automobiles, dont Daimler Chrysler et Fiat. « Je m’engage à vous fournir le maximum d’éléments concernant les flux », promet-il aux enquêteurs, en 2021.
Cependant il n’en sera rien. Et quand l’an dernier, l’avocat de Marouane Mabrouk réclame la levée de la saisie de l’un de ses comptes bancaires français, crédité de plus de 100 000 euros, le PNF s’y oppose : « M. Mabrouk [n’a apporté] aucun élément justifiant [les commissions] ». Et le 30 août 2022, le juge d’instruction suit la demande de rejet.
L’enquête sur la fortune cachée du clan Ben Ali passe aussi par un autre appartement, dans le 16e arrondissement de Paris. Il a été acquis en 2007, pour 1,2 million d’euros, par une société, Immobilière de l’avenue, en réalité une coquille vide derrière laquelle on retrouve un autre gendre de l’ex-président tunisien, Slim Chiboub, et son épouse, Dorsaf Ben Ali. Un détail a piqué la curiosité de la justice : la gérante de cette société, Chadia Clot, est connue pour avoir longtemps géré les investissements immobiliers de l’émir du Qatar en France. Or, le bien a justement été réglé au notaire par le biais d’un étrange virement libellé « Société générale/Qatar National Bank », sans émetteur identifié.
Le Qatar y a mis son nez
Devant les policiers en mai 2011, Chadia Clot dévoile le nom du bienfaiteur, l’émir du Qatar, et avec lui, toutes les coulisses du montage. « L’émir avait un projet important de développement du port de Gammarth près de Tunis, raconte-t-elle. M. Chiboub a participé au développement de ce projet, mais n’a pas voulu recevoir de rémunération pour les services rendus. » L’appartement aurait tenu lieu de cadeau, « en remerciement ».
La justice belge appuie d’ailleurs cette hypothèse, lorsqu’elle transmet à la France des informations sur Slim Chiboub et l’émir du Qatar : « Il y a de forts soupçons que l’émir a été obligé de payer un “droit d’entrée” pour participer à ce projet et qu’il fallait le faire de manière discrète, écrit le procureur belge. L’option de l’achat de l’appartement aurait donc été choisie. »
De fait, l’interposition de sociétés offshore et de prête-noms complique la manifestation de la vérité. C’est le cas des investigations conduites sur l’un des plus beaux bâtiments historiques de Paris, l’Hôtel Amelot de Bisseuil, et son propriétaire entre 2010 et 2016, l’homme d’affaires Alain Duménil, déjà condamné pour fraude fiscale et impliqué dans plusieurs affaires judiciaires. Le bruit courait à Paris et Tunis que le président Ben Ali ou sa proche famille étaient les véritables bénéficiaires de ce bien du XVIIe siècle au cœur du Marais, et que M. Duménil servait de prête-nom. Les enquêteurs n’ont toutefois pu étayer cette piste.
Le détail de ce montage a toutefois été envoyé aux autorités tunisiennes, dans l’espoir qu’elles puissent établir un lien avec la famille Ben Ali. De fait, d’une façon générale, de cette coopération judiciaire avec la Tunisie, jugée parfois « compliquée » par une source judiciaire, dépend l’aboutissement de l’enquête et une éventuelle confiscation du patrimoine saisi à ce jour.