«C’est un tableau aussi lucide qu’inquiétant qu’a présenté l’amiral Kamel Akrout à propos de la situation qui prévaut actuellement en Libye, lors d’une conférence qu’il a tenue le 11 février au siège de l’Amicale des anciens élèves du cycle supérieur de l’ENA.
Organisée par l’Association des études internationales (AEI) en partenariat avec l’Association tunisienne des anciens ambassadeurs et consuls généraux (ATAACG), la conférence a été en particulier pour l’amiral l’occasion de dresser un état des lieux exhaustif, mais dans une perspective qu’il connaît bien : celle de la sécurité et de la géopolitique… »
Pour l’amiral Akrout, comme c’est rapporté par « Le Diplomate Tunisien » dans sa livraison du 17 février 2020 et dont nous reproduisons de larges extraits, outre les répercussions importantes du conflit libyen sur la situation socioéconomique tunisienne (si l’économie tunisienne est en berne depuis 2011, c’est notamment en raison de la perte du marché libyen qui représentait un débouché de choix pour les entreprises tunisiennes), la Tunisie risque surtout, à terme, de se voir céder sa place de partenaire commercial privilégié de la Libye au profit de pays comme la Turquie.
La présence d’Ankara se fait ainsi de plus en plus prégnante en raison notamment du «développement du transport maritime entre Istanbul et Misrata », a indiqué Kamel Akrout, rappelant que deux bateaux par semaine et des vols quotidiens assuraient les échanges, commerciaux notamment, entre les deux pays.
Les répercussions sociales ne sont pas moins alarmantes : 1,5 million de Libyens sont aujourd’hui installés en Tunisie, ce qui représente 15 % de la population tunisienne, dont tout un pan faisait déjà face à un chômage de masse avant 2011. Par ailleurs, la migration clandestine favorisée par le chaos libyen constitue aujourd’hui un phénomène d’une ampleur inédite. Car « les 6200 km de frontière entre nos deux pays, qui ne peuvent être absolument étanches sur une zone aussi vaste sans que les infrastructures soient disponibles, ne peuvent qu’aggraver la situation », a-t-il alerté.
Mais ce sont les retombées sécuritaires qui ont le plus lourdement impacté la Tunisie. « Les attaques terroristes majeures que nous avons encaissées, a-t-il dit, celles de Sousse ou de Ben Guerdane, ont toutes été planifiées en Libye par des terroristes entraînés en Libye…
Enfin, des conséquences sur les comptes publics sont également à souligner : l’Etat tunisien met en œuvre des investissements massifs pour jouer son rôle de protecteur de migrants secourus en mer, en particulier dans les zones dites de « search & rescue », notamment par l’acquisition de patrouilleurs et de navires de surveillance, comme les OPV, « sur les frais du contribuable tunisien ».
Plusieurs forces en présence sur le terrain
Rappelant la longue liste des acteurs présents directement ou indirectement dans la guerre civile libyenne, Kamel Akrout a fait remarquer que celui qui mène le Gouvernement d’union nationale (GNA) reconnu par les Nations unies, Fayez al-Sarraj, a « laissé passer plusieurs opportunités qui lui auraient permis d’avancer vers un véritable processus de résolution du conflit ». Cette « personnalité politiquement passive, à la limite de la naïveté », est pourtant soutenue, a-t-il rappelé, par des géants de la région, comme la Turquie ou le Qatar.
De son côté, le maréchal Haftar, chef de l’armée nationale libyenne, « a instauré un rapport de force visant à faire de lui une personnalité incontournable pour tout règlement du conflit »…
Quant aux Etats occidentaux, qui se préoccupent en premier lieu de la préservation de leurs intérêts nationaux, ils ont été contraints de tenir compte du rapport de force en présence, le maréchal Khalifa Haftar contrôlant actuellement environ 80 % du territoire libyen…
Pas d’avancées majeures depuis la conférence de Berlin
…La conférence de Berlin, tenue les 19 et 20 janvier 2020 sous l’égide des Nations unies, en présence de l’Union africaine et d’une dizaine de pays, s’était déroulée alors que le maréchal Haftar avait refusé de signer un accord de cessez-le-feu qui avait été accepté par le GNA. Qu’en a-t-il donc été de cet événement présenté comme une étape majeure censée faire advenir les prémices d’un processus de paix ?…
…Mais, sur le fond, la conférence de Berlin « n’aura permis aucune avancée concrète sur le plan politique », regrette Kamel Akrout. Pour lui, personne ne croit vraiment à la possibilité que le cessez-le-feu instauré le 12 janvier puisse être respecté…
…Par ailleurs, des pays comme la Grèce, Chypre et Israël « auraient bien apprécié » faire partie de la table des négociations de la conférence de Berlin. Ces pays sont de nouveaux acteurs clé en matière d’exploitation des hydrocarbures en Méditerranée orientale…
La crise libyenne est aussi une crise tunisienne
…La Tunisie n’est pas sans être impliquée dans cette reconfiguration géopolitique : elle « a un problème avec Malte », dit M. Akrout. Car « notre plateau continental, dont la délimitation avait été fixée avec l’Italie en 1970, attise les convoitises de Malte, poussée par l’Italie à en rediscuter le partage, la zone réclamée par les Maltais étant riche en gaz naturel, a-t-il fait remarquer. Le partage du plateau continental entre la Libye et la Turquie nous concerne donc directement. »
Autre défi pour la Tunisie : mettre plus en avant et faire reconnaître aux Européens « le rôle de police » qu’elle s’efforce d’assurer au profit des Occidentaux pour ce qui concerne les efforts coûteux mis en place pour la gestion de la migration clandestine. Un enjeu d’autant plus important que « la Tunisie ne dispose pas de suffisamment d’infrastructures pour assurer aux migrants des conditions de vie décentes » et que les Etats africains ne « coopèrent pas avec la Tunisie pour organiser le retour des migrants et leur réintégration dans leurs pays d’origine ».
Surtout, en cas de basculement de la Libye dans une guerre civile généralisée, nous subirons un vaste mouvement de réfugiés autrement plus important vers le territoire tunisien, soutient-il. Kamel Akrout pointe également le possible « soutien que peuvent apporter les divers groupes terroristes basés en Libye aux mouvements radicaux tunisiens ». Enfin, une détérioration supplémentaire de la situation pourrait « mener à une fermeture des frontières, ce qui affecterait considérablement les régions frontalières tunisiennes déjà fortement précarisées », a-t-il encore dit.