par Nabil SMIDA*
Nous poursuivons, aujourd’hui, la publication des tribunes ayant pour thème « la Tunisie et l’après-Coronavirus » avec une étude qui nous a été envoyée par NABIL SMIDA, énarque, vice-président de l’Observatoire Tunisien de la sécurité Globale (OTSG) et chercheur au cerdap 2. (centre d’études et de recherche sur la diplomatie, l’administration publique et le politique, Sciences Po Grenoble.)
La crise sanitaire que vit le monde, depuis quelques mois, suite à la propagation de la pandémie Covid 19 est, peut être, la plus importante et la plus grande depuis un siècle. Elle se distingue par l’échelle de son occurrence, car il devient de plus en plus évident qu’elle est à la fois globale et absolue, selon les termes de l’ancien directeur général du FMI, Dominique Strauss Kahn.
Globale car elle n’épargne aucune aire géographique. Et, absolue car tous les êtres humains sont concernés par la contagion de ce virus. Il est aussi de plus en plus évident que nous sommes devant une crise, inédite, à la fois systémique et multidimensionnelle. En effet, cette crise sanitaire est de nature à engendrer une crise économique qui engendrera, à la fois, une crise politique, sociale, sécuritaire, etc. Et, certainement les conséquences de cette pandémie seront d’une ampleur sans commune mesure avec toutes les crises précédentes.
Sur le plan économique, cette pandémie a engendré un choc simultané qui touche à la fois l’offre et la demande. A cela nous pouvons ajouter « la fonte des actifs financiers ». Ce choc est alors de nature à plonger l’économie mondiale dans un nouveau cycle de récession et de décroissance. Aujourd’hui, Les économies européennes et américaines sont entrain de perdre des millions d’emplois, des centaines d’entreprises vont disparaitre, des secteurs entiers seront à l’arrêt, etc. Bref, tous les indicateurs économiques indiquent que le monde va connaitre un mouvement massif de destruction économique. Mais paradoxalement à ce que cela puisse paraitre, cette réalité douloureuse peut être porteuse d’un nouvel espoir. En économie, force est de constater que tout cycle de destruction est relayé par un autre cycle de production créateur de valeur, selon l’économiste Joseph Schumpeter.
Par conséquent, autant il s’agit d’une vraie catastrophe sur le plan humain et économique, autant, on peut la considérer comme une vraie opportunité qui se dessine pour établir un nouveau modèle économique différent de celui basé sur l’individualisme et l’égoïsme du modèle néolibéral.
Pour les analystes optimistes, cette catastrophe sanitaire peut être à l’origine d’une bifurcation au niveau de notre système monde et engendrera, ainsi, une nouvelle sorte de solidarité humaine et civilisationnelle. Et, si mérite il y a à cette pandémie, c’est celui de nous rappeler que nous ne sommes pas seulement des êtres individualistes, atomisés et égoïstes, vivant en isolat les uns par rapport aux autres ; mais que nous sommes surtout un être social, qui a une existence collective et que des liens directes et indirectes lient l’ensemble de l’humanité. Par ailleurs, cette pandémie nous enseigne que la pérennité de l’humanité réside dans son immunité collective, vocale nouveau mis en exergue par les spécialistes ces derniers jours.
Mon propos ici est de réfléchir sur l’après covid-19 afin de tirer toutes les conséquences pour notre pays. Je pense que ce moment-événement est plus que crucial. Il est plus important que le moment-événement de la révolution en janvier 2011. Car le contexte mondial et national est très propice à un grand mouvement de réforme économique et institutionnelle.
Cette réflexion-synthèse s’articule autour de trois impératifs majeurs, que j’ai jugé utile à mettre en exergue, afin d’alimenter le débat et de proposer quelques pistes de sortie de crise: d’abord un impératif de lucidité et d’action, ensuite un impératif de réfléchir en mode « économie de guerre », enfin un impératif de rupture pour repenser l’Etat en Tunisie.
1-D’abord un impératif de lucidité et d’action : le Covid-19 une réalité douloureuse à assumer
je pense que l’impératif de lucidité est plus que nécessaire pour l’ensemble de nos décideurs, quelque soit leur niveau de décision, afin d’accepter les conséquences néfastes de cette catastrophe au niveau économique et social: plusieurs dizaines de morts, des entreprises publiques à l’agonie, des entreprises privées en faillite, une scolarité interrompue, des grands projets et des investissements importants à l’arrêt, des dizaines d’hôtels fermés, un nombre de chômeurs de plus en plus élevé, des classes populaires de plus en plus affaiblies et appauvries, une classe moyenne en grande difficulté, des couches marginales en colère.
Pour plusieurs experts, les dégâts de cette pandémie ne sont pas encore connues ni encore prévisibles. Selon les avis les plus avérés, et sauf l’avènement d’un miracle (disparition rapide et soudaine du virus), le retour à la normale ne se fera pas rapidement. Tous les pays auront encore à endurer quelques semestres de sacrifices et d’efforts pour juguler cette pandémie rampante. Par conséquent, un effort continu doit être consenti pour repérer et inventorier tout l’impact économique et social de cette pandémie :
-type et nature des difficultés (sociale, économique, politique, financière, psychologique, etc.) ;
-groupes cibles selon revenue, région, lieu de résidence, genre, professions, etc.
-volume des pertes financières,
-secteurs sinistrés (tourisme, services, transports, restaurations, etc.) ;
-listes des entreprises publiques et privées touchées, etc.
Ensuite, un plan d’action et de continuité d’activité au niveau national doit être enclenché. Ce plan doit prendre en compte les fonctions vitales pour la marche de l’économie (santé, sécurité&défense, énergie, agroalimentaire, éducation, etc.) et les professions les plus stratégiques et que nous devons super protéger (corps médical, forces de sécurité intérieure, membres du gouvernement, hauts fonctionnaires civiles et militaires, etc.). Par ailleurs, plusieurs task forces doivent être constituées pour réfléchir et proposer des solutions de sortie de crise.
Le travail et l’effort formidable fournis par le corps médical ne suffit pas. Nos médecins et les dirigeants du ministère de la santé sont submergés. Toutes les forces vives du pays doivent contribuer à cet effort de réflexion et de conception pour trouver des solutions et organiser une sortie de crise la moins coûteuse pour la société et l’économie.
Toutes les initiatives prises, dans cette optique, sont bonnes et louables mais elles doivent être coordonnées et pilotées au niveau central. Et il est du devoir de l’Etat d’entendre et d’intégrer toutes les propositions qui viennent de la société civile, des universitaires et des citoyens.
2- Un impératif de retour de l’Etat : décréter «l’économie de guerre »
« A situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles. »
Face à l’ampleur des dégâts enregistrés, seul un acteur souverain et puissant peut intervenir pour absorber le choc, limiter les dégâts et relancer l’économie nationale une fois la crise sanitaire maitrisée. Cet acteur ne peut être que l’Etat. Et, momentanément, tous les acteurs infra-étatiques doivent épouser cette logique centralisatrice. La sortie de crise exige de nous une logique de guerre. Une « économie en guerre » nécessite des mécanismes de régulation et de coordination pilotée par une instance supérieure et avec des moyens et des instruments juridiques et économiques de puissance publique. En effet, et dans ce cadre, l’Etat peut recourir à plusieurs techniques juridiques ou mécanismes économiques comme la nationalisation, la réquisition, la mise sous tutelle, l’émission de la garantie de l’Etat, etc.
Dans ce cadre, il est urgent que nos économistes nous proposent toutes les mesures nécessaires, financières et budgétaires de type keynésien et que le gouvernement s’active à les mettre en œuvre rapidement. A mon humble avis, tous les secteurs sinistrés, doivent être sous la tutelle de l’Etat.
Oui, tutelle, mais pas celle que l’Etat exerce, actuellement, sur les entreprises publiques. Cette tutelle particulière et limitée dans le temps, a pour objectif d’assurer la coordination des mesures à entreprendre et surtout de s’assurer de leur efficacité. Cette tutelle s’avère aussi nécessaire pour la prise en charge des garanties que demande le secteur bancaire et financier pour le financement de ces entreprises. Toutes les institutions publiques et tous les secteurs économiques doivent travailler de concert pour imaginer des solutions originales et pour trouver des mécanismes efficaces de régulation afin de limiter les dégâts économiques et préparer ainsi la relance économique.
La banque centrale doit être à la hauteur des défis du moment et doit impérativement s’engager dans cet effort national. Il ne s’agit plus de protéger son indépendance vis-à-vis du gouvernement ou de défendre la valeur de notre monnaie nationale, mais, plutôt, il s’agit de la survie de la nation et de son économie. Toutes les ressources humaines et matérielles doivent être utilisées dans cet effort de guerre.
3- Un impératif de rupture : repenser la place, le périmètre et le mode de gouvernance de l’État.
Avec un peu de recul et de pragmatisme, cette crise peut être salvatrice pour l’Etat tunisien afin de repenser sa place et son rôle ainsi que son mode de gouvernance. Je pense qu’il est impératif de moderniser le fonctionnement de notre Etat et de nos politiques économiques. Cette modernisation est possible au prix d’une double rupture. Une première rupture avec le fonctionnement du modèle étatique tunisien, comme nous l’avons hérité depuis la dynastie husseynite. Une deuxième rupture est nécessaire pour sortir d’un modèle de développement économique basé sur une main d’œuvre peu payé et des secteurs d’exportation à faible valeur ajoutée.
A cet effet, le fonctionnement de l’Administration publique tunisienne est à revoir de fond en comble. Et, un benchmark immédiat avec les bonnes pratiques internationales doit être engagé. La réforme de l’administration, mère de toutes les réformes, est une priorité absolue. Cette réforme doit toucher l’édifice institutionnel pour engager une revue générale de toutes les politiques publiques et le dispositif juridique et réglementaire qui la sous tend.
Aucun ministère, aucun organisme de contrôle, aucune institution publique ne doit être épargnée. Cette revue des politiques publiques doit avoir comme objectif ultime de rendre l’Etat plus fort, plus stratège et plus moderne. Dans ce sens, une loi fondamentale sur la modernisation de l’Etat est à attendre de M. Abbou.
Cet effort de réforme doit prendre en considération les carences d’un Etat faible ou affaibli par les tensions politiques des dix dernières années.
En effet, nous avons constaté et nous constatons encore, aujourd’hui, au Royaume-Uni, aux Etats-Unis, et autres pays à économie ultra-libéral ; la faillite des orientations vers « moins d’Etat ». La libéralisation des secteurs entiers comme la santé, l’éducation, le transport, infrastructures, etc. ne peut engendrer que accidents et catastrophes.
A l’encontre de cette tendance de désengagement de l’Etat, nous pensons que le « mieux d’Etat » doit être le leitmotiv de tout effort de réforme. Nous prônons le retour du stratégique au sein de l’Etat et surtout le retour des fonctions régaliennes fortes autour d’un pacte de « sécurité-prospérité ».
Un Etat providence débarrassé de ses faiblesses administratives et de son fonctionnement bureaucratique. Un Etat débureaucratisé, entrepreneur et agile, où la priorité est donnée aux différentes sécurités : sanitaire, alimentaire, énergétique, industrielle, informationnelle, environnementale, culturelle et éducative. Bref, ce pacte de sécurité humaine doit être au service de notre bien-être collectif. Le modèle des pays du nord de l’Europe, notamment l’exemple de la Suède est plus qu’instructif et illustre bien nos propos : un Etat fort et interventionniste garant d’une forte cohésion sociale, de grands services publics modernes et adaptés, tout ceci couplé d’un secteur privé dynamique et performant. A tout cela s’ajoute une grande efficacité et efficience du prélèvement fiscal.
Au niveau économique, une deuxième grande rupture nous attend. En effet, notre économie doit être repensée pour sortir de l’impasse des modèles marqués comme « économie de sous-traitance », « économie low-cost » ; « tourisme de masse », « agriculture bon marché » ; « secteur textile à faible valeur ajoutée » ; etc.
La sortie du modèle actuel passe nécessairement par l’acceptation de se débarrasser des entreprises et des secteurs qu’on peut qualifier économiquement de « canards boiteux » : des entreprises déficitaires opérant dans des secteurs non porteurs et à faible valeur ajoutée.
Pour beaucoup d’économistes, et dans une perspective de renouvellement industriel, il n’y pas de mal d’accepter qu’un certain nombre d’hôtels non rentables ferment leur porte. Et que des usines non intégrées dans des nouvelles filières de production à haute valeur ajouté déposent leur bilan.
Un modèle alternatif, plus intelligent, plus autonome et plus endogène doit être instauré. A cet effet, nous suggérons trois pistes, parmi plusieurs autres pistes possibles, pour développer notre nouvelle économie post covid19 :
– Une première piste à envisager, celle d’un modèle basé sur l’économie du savoir et de l’innovation technologique et scientifique et auquel, l’ensemble de nos universités, écoles d’ingénieurs, centres techniques, parcs technologiques et autres institutions, oh combien nombreuses dans notre pays, doivent y contribuer.
Je pense que l’effort de la Tunisie, depuis son indépendance en 1956, va dans ce sens. Toute notre infrastructure éducative (éducation nationale, formation professionnelle, recherche scientifique, infrastructures industrielles, etc.) doit être pensée et gérée de façon stratégique et non plus bureaucratique. Une nouvelle politique globale doit être envisagée pour créer les synergies nécessaires pour le développement d’une véritable économie du savoir.
Je pense avec force que la Tunisie est très bien placée dans ce domaine, et qu’il suffit de changer son mode de pilotage et de management pour améliorer sa performance. A mon avis, pour accéder au statut d’une économie de savoir, il faut supprimer les ministères chargés de ce volet et les faire fusionner en une seule instance appelée Recherche et développement national.
-Une deuxième piste nous parait intéressante, celle du développement d’un nouveau secteur économique en relation avec l’économie sociale solidaire dont nous avons plusieurs éléments en place actuellement.
La récente loi sur l’économie solidaire doit être élargie et généralisée pour pouvoir absorber le secteur informel dans des filières coopératives et autres formes d’organisations, de façon à le structurer et l’intégrer à l’économie formelle. Cette piste doit prendre en compte toute les initiatives économiques d’en bas (économie-domestique, microcrédit, secteur informel, tissu associatif, filière coopérative, etc.).
L’économie sociale solidaire n’est pas un vœu pieux, c’est une véritable perspective de développement économique et social fort prometteuse.
-Une troisième piste est à envisager : celle d’une économie verte basée sur les énergies propres et renouvelables. En Tunisie, force est de constater que depuis le milieu des années 80, le pays est devenu importateur net de pétrole. Notre modèle énergétique actuel se base massivement sur l’importation des énergies fossiles malgré un grand effort national de maitrise d’énergie.
La perspective tracée par la transition énergétique qui vise à augmenter notre production des énergies renouvelables est de nature à alléger le budget de l’Etat et la facture STEG. Et par conséquent optimiser l’allocation des ressources financières et fiscales du pays. Le choix d’un modèle de développement économique basé sur les énergies renouvelables et l’économie verte est de nature de permettre un nouveau sentier de développement économique.
Vers un nouveau pacte de sécurité humaine
Le Covid-19 nous invite à refonder notre modèle sociétal et économique non plus sur le marché, mais, plutôt autour d’un Etat efficient, protecteur, fort et juste. Notre modèle doit être tourné vers la continuité des services publics vitaux à la continuité de l’Etat et de la société. Car, de toute l’histoire économique, ancienne et récente, « le marché » n’a résolu aucune crise. Et je pense, aussi, que cette même histoire nous enseigne que « le marché » n’est plus à considérer comme l’ultime modèle à suivre, mais il est à considérer tout simplement comme un mécanisme parmi d’autres.
En un mot, la leçon à tirer du Covid-19 est la nécessité de l’établissement d’un nouveau pacte national de sécurité humaine autour du couple « sécurité-prospérité » comme fondement de notre modèle économique et social dans le cadre d’un développement humain et durable.
*Enarque, vice-président de l’Observatoire Tunisien de la Sécurité Globale (OTSG) et chercheur au cerdap 2. (centre d’études et de recherche sur la diplomatie, l’administration publique et le politique, Sciences Po Grenoble.)