Par Hélé Béji
La « société civile », traduction du latin « societas civilis », l’autre nom de la société, est d’une manière générale marquée d’un indice plutôt positif. Elle renvoie à un système de valeurs où en devenant civil (c.a.d. en sortant de l’état de nature) l’homme (le citoyen) s’est donné au fil du temps le moyen de se gouverner démocratiquement. La société civile serait donc l’essence démocratique de toute société, toujours en œuvre dans le politique. Elle exprimerait les aspirations de tous les insatisfaits de la vie politique en général. Face au règne des appétits du monde politique, la société civile incarnerait celui de la raison, du désintéressement, de la conscience.
Cette vision de la société civile est totalement imaginaire. Néanmoins, la popularité de ce vocable dans le discours dominant a fini par produire une série de stéréotypes dont il nous faut interroger la fausseté. Par exemple, celui d’une « bonne société » chargée de corriger la « mauvaise » (sous-entendu la société politique). On y retrouve un manichéisme propre à la division traditionnelle religieuse du bien et du mal. Antagoniste du religieux, la société civile fonctionne comme une croyance irrationnelle, une doctrine socialo-mythique de la société, une sorte de supra-société, invariante et intemporelle, vertueuse qui se place on ne sait comment au-dessus de la société historique. En réalité elle reproduit une logique religieuse dans l’ambition d’appréhender la totalité de la réalité sociale, de subordonner les autres expressions sociales à la sienne, ce qui est le propre de ce que Théodore Adorno appelait la « personnalité autoritaire ».
Question : qui fait partie de cette supra-société auto-instituée, dotée d’une suprématie sans réserve sur le reste de la société, telle une aristocratie du genre humain chargée d’incarner, mieux que le commun des mortels, les droits humains contenus dans la plupart des constitutions du monde. Quels sont les membres de cette aristocratie ? Comment se recrutent-ils ? Se financent-ils ? Ou plutôt qu’est-ce qui autorise ses membres à s’auto-élire représentants du genre humain ? Il existerait donc quelque part (où ?) une société
« plus vraie » que la société tout court ? Une âme sociale supérieure à la société inférieure ? Mais qui décide que certains font partie de celle-ci ou de celle-là ? Qui a ce pouvoir discrétionnaire ? Qui sait de quel côté on se trouve ? C’est assez vague.
En réalité, ne cherchez pas une société civile dans la société, elle n’existe pas. La société civile n’a aucune réalité sociale à proprement parler. Car la vie civile est précisément cette dialectique imbriquée de
« l’insociable sociabilité » (Kant), un mélange de civilité et d’incivilité, structure propre à toute existence en conflit avec soi ou avec les autres. Aucun groupe social ne peut prétendre être plus civil que d’autres, du seul fait qu’il prétend l’être. Toute société est civile/incivile à la fois. C’est d’ailleurs ce qu’enseigne la démocratie : à savoir qu’aucune instance, ni partie du peuple, ni faction, ne peut prétendre à incarner seule la finalité de la société, qui est une somme d’intérêts particuliers et d’intérêt général difficiles à distinguer. Personne, en dehors de l’Etat, n’a vocation à être le représentant de l’intérêt général.
C’est une erreur de penser que la société, dite civile, va agir et s’exprimer dans le sens de l’émancipation, qu’elle est « naturellement » émancipée, et seule garante de la réussite de cette émancipation. Cette illusion politique illustre bien une loi édictée par les philosophes de l’Ecole de Francfort, dans leur critique de la raison, à savoir que la raison, comme facteur d’émancipation, est également apte à s’inverser en des formes inédites de domination.Aucune société n’est spontanément civile, c.-à-d. pacifique, harmonieuse, solidaire, intelligente, etc. Si cette société avait existé, la politique aurait été inutile. Ce qui met une société au défi de devenir civile, c.-à-d. civilisée, c’est le contrat social, le contrat politique. L’homme est un animal politique, mais il est tout sauf un animal civil.
Donc, cette croyance autoproclamée d’une société civile spontanément pacifique est sujette à caution. On a vu par exemple qu’avec la révolution, avec les libertés, la société civile produisait toutes sortes de conduites violentes ou inciviles, nuisibles au corps social. Ainsi, les mouvements extrémistes, religieux ou autres, sont aussi des expressions de la société « civile ». Et où donc naissent les guerres civiles, sinon au cœur de la société civile ?Comment expliquer ou justifier qu’au « nom de la société civile », la démocratie mondiale n’hésite pas à se servir de la puissance de moyens militaires, ce qui est une contre-épreuve du mot « civil ». Par définition, une société civile est non-armée, désarmée, elle n’est pas militaire.
Contrairement aux idées reçues, la « société civile » n’est pas davantage à l’abri, comme tout engagement politique, du jeu des intérêts privés et égoïstes, qu’elle cache sous le vocable « intérêt général ». Ses adeptes agissent non pas au-dessus du politique, mais dans le politique. Elle n’échappe donc pas à ce qui définit la politique, à savoir la lutte autour du pouvoir. Elle est une faction comme une autre de la société, composée de ligueurs dont à aucun moment on ne peut dire qu’ils représentent la volonté générale. Je disais au début que la société civile avait grandi dans la déception politique. Mais si elle tire son succès de cette désillusion politicienne, de l’éloignement entre le peuple et ses représentants, c’est aussi parce qu’elle s’est découvert un très fort potentiel politique. Mais elle est plus éloignée du peuple que ne l’est n’importe quel représentant de l’Etat qui tant bien que mal essaye de répondre comme il peut aux besoins de la société.
Nombreux sont les militants connus de la « société civile » qui passent du côté politique. Je citerai par exemple Bernard Kouchner, créateur de l’association « Médecins sans frontières » ou Daniel Cohn-Bendit qui récusait en 1968 la représentation électorale « bourgeoise ». Tous deux ont fini député européen ou ministre. On peut citer toutes sortes d’exemples en Tunisie aussi, de personnes ayant porté le drapeau de la société civile, mais qui ont fini par s’asseoir dans des berlines de luxe ministérielles éminemment symboliques des prérogatives insignes du pouvoir politique qu’ils conspuaient. La « société civile » a bien servi leur péché irrésistible.
On peut alors se demander si la « société civile » n’est pas tout simplement, dans le creux du politique, le vivier d’une nouvelle élite dont la brigue est de conquérir le pouvoir politique par le désaveu de la valeur politique en tant que telle, tout en l’investissant de manière détournée.Il s’agirait de présenter un visage alternatif au système politique, mais pour le conquérir par une autre méthode que celle des partis, en jouant sur la désaffection des citoyens à leur égard. La société civile est devenue un marchepied d’accès au pouvoir. La société civile ne serait alors que la façade anti politique d’une ambition politique qui ne dit pas son nom, et qui s’empare du scepticisme des citoyens pour combler ce vide. Et pour emprunter le jeu de mots lacanien du journaliste Wicem Souissi, on pourrait s’amuser à parler de « société si-vile »
En réalité, la finalité de la « société civile » n’est pas civile, elle est éminemment politique, ce qui du reste serait acceptable, à la seule condition qu’elle ne fasse pas ce qu’Adorno dénonce quand il dit : « La maladie de la raison consiste à considérer le monde comme une proie. » La société civile a de plus en plus tendance hélas à considérer la société ordinaire comme sa proie, et à se substituer sans aucun mécanisme électoral ou démocratique, à la souveraineté populaire. Ceux qui parlent au nom de la société s’abusent et abusent les gens sur la légitimité de leur représentation réelle. Quelquefois, celle-ci ne recouvre que l’action de quelques personnes qui s’arrogent la présomption ou l’illusion de parler au nom de tous. Ici la société civile devient un titre d’usurpation de la souveraineté populaire.Elle ne serait alors qu’une intronisation soft d’une nouvelle domination illégitime, une rhétorique qui dissimule, sous la vulgate artificielle des droits de l’homme et leur caractère universel, l’ardeur d’appétits particuliers et d’ambitions personnelles orientées vers la convoitise pure et simple du pouvoir.
H.B