Par Taoufik Bourgou
Inspecter la troupe sur un front est le moins que puisse faire un chef des armées à tout de moment de son choix. Aller nuitamment au Mont Chaâmbi n’est pas un exploit en soi et rien ne saurait être inscrit dans l’exception. C’est un devoir et une prérogative.
Mais la visite présidentielle est venue conforter définitivement les impressions de brouillon et de l’absence de stratégie du chef de l’Etat à force de marteler les même idées de désigner sans nommer, de se contenter de dire sans faire, d’enfoncer des portes ouvertes et de disserter sur des généralités, l’homme laisse la curieuse impression qu’il n’est pas à sa place.
Le lieu symbolique et le vide du discours
Chaâmbi n’est pas une destination anodine. Avant lui, un autre Président, provisoire celui la, Marzouki, s’y était rendu pour une vocifération restée mémorable face au vent et aux collines restée muettes. L’actuel président n’a pas dérogé à la règle.
Il est allé, il a prié, il a mangé et il a jeté pèle mêle des mots à l’antienne, comprendra qui pourra et s’en est allé comme il est venu, avalé par la nuit.
Aller au Chaâmbi pour mettre au même niveau des actes terroristes et les fausses interprétations de la mauvaise constitution est une faute d’appréciation majeure quand on est chef des armées. Les militaires et les sécuritaires ont lourdement payé l’installation d’un terrorisme endémique dans la zone pour leur asséner qu’un argument juridique mal placé puisse emporter un corps, un membre ou un frère d’arme.
La phrase était malheureuse et ne peut que banaliser le terrorisme. C’est une faute pour un chef qui n’est pas encore entré dans le costume du chef, à mi-mandat. Le retard pris semble désormais difficile à résorber. A ce stade c’est un naufrage par absence de stratégie.
Aller au Chaâmbi c’est exploiter le moment et le lieu pour une adresse aux armées. Une adresse qui se devait d’être exhaustive et en début de mandat, non pas pour régler des comptes, mais pour poser des balises pour les cinq ans.
Or, depuis deux ans, aucune stratégie n’a été tracée par le chef suprême des « toutes les forces portant des armes » comme se plait à le répéter le chef de l’Etat.
Or en la matière, rien n’a été dit. En tout cas pour ceux qui s’intéressent aux questions de défense et de sécurité en Tunisie, nous ne pouvons rien synthétiser ou résumer de la stratégie ou de la pensée présidentielle sur cette question si cruciale. Rien pendant la campagne menée sans parti sans idéologie, sans programme. Rien depuis 2019.
Pourtant, les problèmes ne manquent pas. Les profanes que nous sommes peuvent en énumérer certains et qui semblent être cruciaux. A commencer par ce que le président affectionne lui-même : la rénovation ou l’amendement des règles d’engagement des forces, la possibilité de construire un code militaire, le statut du foncier militaire qui fait saliver spéculateurs et autres promoteurs du démantèlement de l’Etat.
Sur un plan plus stratégique : quid de la poursuite de la professionnalisation, du coût de la conscription, de la création nécessaire d’un poste de chef d’état-major interarmes. Les chantiers de la modernisation de l’armée sont ouverts et béants : remplacement de la flotte des avions de chasse achetés en 1980, certes modernisés depuis, mais est-ce suffisant. Quid des grandes bases territoriales, de la rénovation de la marine, d’un satellite spécifiquement militaire, d’un GSM militaire, etc.
On peut aussi se poser la question du statut et des protections dues aux personnels militaires : statut social, aides aux familles, conditions opérationnelles, etc. Plus largement quid de notre place en Méditerranée à un moment où l’Italie veut étendre sa zone économique et nous interroge sur notre capacité à tenir notre espace maritime. Ces questions cruciales n’ont jamais été envisagées depuis 2019. Pourtant elles engagent l’avenir de l’armée et la nation.
Un moment crucial pour le pays, mais une absence présidentielle
La Tunisie connaît un des taux les plus hauts de décès par millions d’habitants à cause de la pandémie. Le pays est en déshérence sanitaire totale, la catastrophe annoncée est en train d’advenir. Elle engage la sécurité même du pays. Sur ce terrain, la Présidence aurait dû être en première ligne. Comme la présidence du gouvernement ou celle de l’ARP, c’est une absence hallucinante et incompréhensible, un naufrage total et sans appel.
Or de par ses prérogatives, le chef de l’Etat devait imposer le tempo de la gestion de la catastrophe au nom de la sécurité nationale. Il fut et il sera absent de cette période si importante. La quinzaine qui vient de s’écouler était la plus stratégique pour le pays dans sa lutte contre la Covid, le Président a été absent du champ de bataille. Il a laissé l’initiative au gouvernement et à l’assemblée qui n’ont fait qu’accentuer le naufrage du pays.
Dans l’après crise qui s’annonce, la Présidence aurait dû être présente d’ores et déjà. Car l’après crise va relever de la sécurité nationale. Là aussi il semble que l’absence de stratégie, l’absence même d’un bilan de la situation confine à l’amateurisme.
Aller au Chaâmbi est un geste salutaire et louable, mais le temps n’est plus aux interprétations, ni aux joutes verbales dignes des disputatio universitaires. Il faut désormais tenir le glaive par le manche et trancher. En politique dire n’est pas faire. Il faut faire et dire ensuite. C’est là que se loge le problème qui semble être indépassable de cette présidence.
T.B