Par Ridha ZAHROUNI*
TUNIS – UNIVERSNEWS (TRIBUNE) – Albert Einstein, physicien et philosophe des 19ème et 20ème siècles, considérait idiots ceux qui croient qu’en appliquant les mêmes pratiques, on peut obtenir des résultats différents, sous-entendant meilleurs. Le décret gouvernemental 2015-1619 du 30 octobre 2015 fixant les conditions d’organisation des leçons de soutien et des cours particuliers au sein des établissements scolaires, a été promulgué pour déclarer la guerre aux cours particuliers ; le ministre en poste était convaincu qu’ils sont à l’origine du désastre que vivait notre école à l’époque et qu’on vit jusqu’à aujourd’hui. Tous les textes réglementaires et instructions ministérielles, y compris le dernier communiqué du ministère de l’éducation du 12 Novembre 2024 et son circulaire du 13 Novembre 2024 ont été adoptés dans le même esprit et avec la même logique. Ces textes dont l’axe d’action principal est l’organisation et l’administration des cours de soutien et des cours particuliers au sein des établissements scolaires publics, intègrent en un sens ces cours dans notre modèle d’éducation en sus de l’enseignement public et l’enseignement privé, tout en révélant la méconnaissance par les gestionnaires du secteur de l’éducation des vraies causes de ce phénomène.
Il faudrait rappeler les dégâts causés par cette volonté de mettre en application les instructions du décret cité ci-haut, à une époque où notre école subissait une suite de crises interminables avec les syndicats. Les niveaux se sont effondrés à un point où on a décidé l’adoption du système des semestres à la place des trimestres, la prise en compte des meilleures notes pour le calcul des moyennes des matières et le passage automatique pour l’année scolaire 2014-2015.
Depuis, la plupart des ministres qui se sont succédé à la tête du département, ont fait de la lutte contre les cours particuliers leur dada, en donnant des instructions plus sévères les unes que les autres, et l’on constate, avec désolation, que le phénomène ne cesse de s’amplifier d’année en année. Toutes les phases d’enseignement sont aujourd’hui concernées, y compris le primaire et le supérieur et toutes les matières le sont également, y compris l’éducation physique ou artistique. Ces cours sont administrés lors de l’année scolaire et durant les vacances d’été, à des prix de plus en plus exorbitants, et l’on parle d’un chiffre d’affaires estimé entre 1.5 et 3 milliards de dinars. Les décideurs auraient dû réaliser tout simplement que ces cours particuliers sont la conséquence de la ruine de notre système éducatif, au même titre que les phénomènes du décrochage scolaire, de la recrudescence de la violence en milieu scolaire et la désertion de l’enseignement public.
Pour bien gérer la situation, il est impératif que ces décideurs reconnaissent en préambule l’incapacité pour nos élèves de réussir avec le rendu actuel de notre système éducatif, les exceptions quand elles existent confirment la règle bien évidemment. Les parents aisés, et même ceux qui appartiennent à la classe moyenne, se trouvent obligés de combler le déficit au niveau des acquis scolaires par le recours aux cours particuliers. Cela constitue la principale cause de discrimination entre les différentes catégories sociales et les différentes régions. Le président de la République a traduit cette réalité en affirmant, lors de la célébration de la journée du savoir en août 2023, « qu’il ne faudrait pas attendre les statistiques et les enquêtes des bureaux d’études spécialisés pour se rendre compte que la carte de la pauvreté en Tunisie, est la même que celle des taux de réussite dans les examens nationaux ».
Aujourd’hui, quand le Ministère de l’éducation adopte la même stratégie dans sa lutte contre ces cours particuliers, et même si ses intentions peuvent être légitimes comme mettre fin à certaines pratiques immorales de la part d’enseignants, si cette stratégie se limite à un discours menaçant et fait défaut de vraies solutions aptes à traiter les principales causes de ce fléau, elle risque d’aggraver la situation. Une telle approche ne trouvera soutien, ni chez les enseignants, ni chez les parents aisés, pour deux raisons essentielles.
La première concerne l’inapplicabilité de la démarche préconisée, à savoir la mise en œuvre d’un cursus d’enseignement parallèle et presque gratuit, avec le même potentiel humain et les mêmes infrastructures, déjà déclarés insuffisants pour répondre aux besoins des cours normaux administrés dans nos établissements scolaires. Ensuite, la réussite de cette stratégie nécessite un effort supplémentaire et une adhésion de la part des enseignants, en acceptant en même temps un manque à gagner assez significatif.
Ce qui risque de causer d’autres dégâts, que je qualifie de très graves, comme la flambée du marché noir des cours particuliers, l’amplification de la détérioration de niveau de l’enseignement public et l’épanouissent du secteur privé, exclu de l’application de la stratégie mise en œuvre. Pire encore, ça va mettre à vif l’animosité entre ceux qui ont les moyens et ceux qui ne les ont pas, ceux qui réussissent et ceux qui échouent, par la multiplication des actes de dénonciation, à tort ou à raison. La solution, la seule, consiste à revenir à l’origine du mal pour le traiter à sa racine. En effet, à la fin des années 1980, on a jugé inacceptable, et à raison, le nombre de nos enfants mis hors des enceintes des écoles au cours de la phase primaire, avec une moyenne annuelle de 66 mille décrocheurs durant la période 1984-2000 et un pic de 95 mille rien pour l’année scolaire 1990-1991.
Pour remédier à la situation, on a promulgué la loi 91-65 du 29 juillet 1991 relative au système éducatif. Une loi qui a infirmé l’obligation des concours du sixième et du neuvième et a rendu obligatoire l’enseignement jusqu’à l’âge de 16 ans. En réalité, ces dispositions ont implicitement légalisé le passage automatique des élèves de l’enseignement primaire et préparatoire indépendamment du niveau d’instruction requis pour cet effet qui se dégrade d’année en année. Des dispositions décrétées qui, au lieu de remédier aux défaillances constatées à l’époque, ont causé plusieurs autres dommages collatéraux tout aussi graves les uns que les autres.
En conclusion, la résolution du problème des cours particuliers passe forcément par la réforme de la phase primaire, étape qui est elle-même essentielle et incontournable pour reformer, avec succès, notre système éducatif. En termes encore plus simples, il faudrait assurer les conditions et les moyens nécessaires pour que l’enseignement primaire garantisse le niveau d’instruction requis ouvrant la voie au maximum de nos élèves pour progresser, année après année, avec mérite dans leur cursus scolaire. Ce qui permettrait de résoudre le plus gros des autres défaillances dont souffre actuellement notre système éducatif.
Cela va sans dire qu’on ne doit aucunement négliger ou ignorer l’importance des phases d’enseignement préparatoire, secondaire et supérieur ainsi que la formation professionnelle qui doivent être reconsidérées et traitées dans le cadre d’une vision globale de la réforme de notre système éducatif.
R.Z.
* Président de l’Association tunisienne des parents et des élèves