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Washington se doit de réaccorder ses pendules et il est temps d’abandonner leur vieux rêve d’un concordat global avec l’islam politique des frères musulmans
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La déclaration de l’Ambassadeur de Chine, n’est qu’un début de bras de fer avec Washington
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La Tunisie est en train de subir une vague d’immigration subsaharienne qui menace la sécurité, l’équilibre social et démographique du pays.
Tawfik Bourgou[1]
TUNIS – UNIVERSNEWS Il ya quelques jours, l’ambassadeur de Chine à Tunis s’est fendu d’une déclaration pour le moins étrange et aussi intrusive dans les affaires tunisiennes que celle qu’il reproche aux Etats-Unis, qu’il ne désigne pas directement, mais on aura compris qui était visé dans cette affaire.
Il sort de sa réserve pour faire une déclaration, calibrée depuis Pékin bien sur, comme il sied dans tout régime dictatorial. Pourtant, la Chine ne manque de problèmes à régler à commencer par le génocide Ouighour qui, du point de vue du droit international humanitaire est une éradication d’un peuple en entier comme l’avait souligné l’ONU.
Le gouvernement et la Présidence de la République n’ont pas cru nécessaire de rappeler à l’ambassadeur chinois son obligation de réserve.
Avec cette déclaration le tableau des ingérences étrangères dans la politique tunisienne est enfin complet.
De l’Egypte à l’Iran, de l’Algérie au Maroc, des Etats-Unis à la Chine, du Qatar à la Turquie, tous ont désormais voix au chapitre, tous se croient les puissances tutélaires sur la Tunisie. Même la moribonde et inutile Ligue Arabe, qui n’a pas daigné s’occuper du Yémen, de la Libye, des incidents algéro-marocains, de la partition du Soudan, de l’interminable question palestinienne a cru bon « inscrire la question tunisienne sur son ordre du jour » il y a quelques mois.
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Ennahdha communiquait à Ankara et Doha la composition de son « gouvernement » avant d’en informer les tunisiens eux-mêmes
Pourquoi tant de pays s’intéressent à la Tunisie et comment le pays en est-il arrivé à ce stade ?
La responsabilité de tant d’ingérences incombe à eux qui ont dirigé et dirigent le pays.
Rappelons-nous quand le « provisoire » déclare ouvertement avoir demandé « l’aide d’Erdogan pour l’aider à « nettoyer l’armée », ou quand Ennahdha communique à Ankara et Doha la composition de son « gouvernement » avant d’en informer les tunisiens eux-mêmes.
Une diplomatie de la vassalité, de la mendicité et de la tête baissée crée les ingérences. Rien de plus, rien moins que cela.
Quand un pays voit sa diplomatie s’effondrer, la faute première incombe à ceux qui en assument la charge. Or, depuis 2019 aucune ligne directrice n’a été tracée. Seuls quelques signaux montrent la volonté de l’actuelle équipe de s’inscrire dans d’autres axes qu’elle estime plus utiles. C’est son droit, mais si elle ne rend pas explicite sa doctrine elle s’expose à cumuler l’échec et la multiplication des ingérences.
On peut penser que l’actuelle diplomatie, vu la situation du pays, notamment sur le plan économique, cherche à tirer profit de tous les axes, de toutes les postures tout en donnant l’impression d’avoir fait le choix de passer d’un axe à un autre. Ce serait une très mauvaise lecture et une stratégie suicidaire.
Quelque soit l’issue de la guerre en Ukraine, les jeux diplomatiques seront régis selon une logique implacable : « celui qui n’est pas avec nous est contre nous ». Ce qui se profile c’est du moins une sorte de refroidissement des relations entres les grandes puissances, y compris sur le plan économique, sinon à terme une « bi-mondialisation » déséquilibrée.
En termes clairs, un espace de coopérations multiples autour du pôle occidental, du Japon, de l’Amérique Latine et de certains pays d’Afrique et de l’autre l’axe russo-sino-iranien avec quelques pays du Moyen-Orient et quelques pays africains.
Pour un pays comme la Tunisie, faible, pauvre, sans ressources et surtout détruit par ceux qui l’ont dirigé depuis 2011, le choix ne sera pas neutre.
Certains « frères » et amis poussent d’ores et déjà la Tunisie vers le nouvel axe dans lequel ils se sont inscrits eux-mêmes. C’est dans ce sens qu’il faut lire la sortie de l’ambassadeur de Chine qui a non seulement eu une lecture des derniers évènements mais qui a eu très certainement des éléments de langage depuis Pékin calibrés sur la base d’une percée espérée partout où il peut exister des espaces et des pays en capacité de gêner le camp opposé à Pékin, y compris en Tunisie.
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Le passage d’un camp à un autre aura des conséquences immédiates dramatiques et d’autres à long terme
Alors disons-le, avant qu’il ne soit trop tard : le passage d’un camp à autre aura des conséquences immédiates dramatiques et d’autres à long terme.
La Chine qui fait les yeux doux aux tunisiens n’est pas en capacité de remplacer les aides multiples des pays qu’elle cherche à brocarder, dont elle dénonce soudainement les agissements. Elle n’en a ni les moyens, ni la volonté. Ne serait-ce que sur le plan des équipements militaires. La Chine donne peu, mais vend beaucoup aux pays riches et à crédit aux pauvres qui payent en ressources ou en installations stratégiques voire en implantation de populations. A méditer à un moment où le pays est en train de subir une vague d’immigration subsaharienne qui menace la sécurité, l’équilibre social et démographique du pays.
Les déclarations lancées par l’Ambassade de Chine à Tunis ne sont pas neutres. La Chine comme la Russie cherchent à construire un « contre-containement » par le sud. Dans ce cas, les pays faibles situés à proximité de l’espace occidental deviennent soudain des pays de confrontations. Celles-ci se feront inévitablement au détriment des peuples et de la stabilité des pays qui s’enrôleraient dans de telles aventures. La Chine anticipe même une issue défavorable de l’aventure russe en Ukraine. Elle sait qu’un effondrement russe amènerait son rival, les Etats-Unis, à camper sur ses frontières. C’est dans cette logique qu’il faut comprendre l’offensive de Pékin en Tunisie.
La Chine lorgne aussi sur la Libye, après avoir endetté des pays comme la Tanzanie et la Zambie qui se sont englués dans les fameuses routes de la soie. Projet séduisant sur le papier, mais porteur d’une dépendance à long terme pour les pays pauvres et endettés.
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Pour Pékin la Tunisie est une proie symbolique et intéressante.
Pour Pékin la Tunisie est un proie symbolique et intéressante. D’abord l’endettement du pays constitue un point d’accès facile pour un pays comme la Chine qui peut investir dans la « position stratégique » soulignée par la déclaration de l’ambassadeur chinois. Cette position serait même très stratégique pour la Chine si elle devait camper un jour à Bizerte ou même plus au sud. On sait en effet que la Chine lorgne sur le port de Zarzis. On sait aussi que dans les pays pauvres et faibles, les financements chinois d’infrastructures publiques est à double usage. Les ports, ne sont jamais neutres militairement même s’ils étaient civils initialement.
La déclaration de l’Ambassadeur de Chine, certainement rédigée depuis Pékin, envoyée par un câble diplomatique n’est qu’un début de bras de fer avec Washington qui concernera d’anciens amis ou protégés par Washington à proximité directe des bases américaines ou celles de l’OTAN. Un simple coup d’œil sur la carte des bases américaines en Italie permet de comprendre le soudain intérêt de la Chine pour la Tunisie.
Certes l’attitude chinoise a été encouragée par les maladresses américaines, qui à force d’insister pour le retour des frères musulmans au pouvoir en Tunisie ont fini par agacer plus d’un y compris leurs amis. Ces maladresses sont aussi dues à un honteux lobbying des frères musulmans auprès de Washington et de Londres. Employant tous les moyens, y compris le paiement des services de firmes de lobbying, l’action de frères musulmans et d’Ennahdha est devenue contreproductive pour leur parrain washingtonien et destructrice pour le pays. Washington par maladresse a accéléré le tempo chinois.
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Plus grave est le silence du Président de la République sur ce qui est une remise en question à peine voilée de l’indépendance et de la souveraineté du pays
Plus grave encore est le silence du Président de la République sur ce qui est une remise en question à peine voilée de l’indépendance et de la souveraineté du pays. Même à titre symbolique le traçage des limites aurait du intervenir très tôt, de Carthage rien n’est venu.
Il n’est de secret pour personne que les inclinations du chef de l’Etat le portent contradictoirement vers l’Algérie et l’Egypte. Sa vision du monde est idéaliste, il n’est pas dans la logique des intérêts immédiats et de la « real politique ». C’est son droit le plus stricte. Cependant, préciser sa doctrine et la clamer permet de se situer sur un échiquier, jouer l’imprécision ne relève pas de la diplomatie, cela relève de la stratégie de la peur. Il est faux de croire qu’en diplomatie on peut jouer sur tous les tableaux. C’est un luxe que très peu de pays peuvent s’offrir.
La sortie de l’ambassadeur chinois aussi inhabituelle qu’elle puisse être sera traduite très maladroitement par certains « activistes » et autres experts autoproclamés, comme une délivrance postcoloniale, d’autres vont applaudir la fin d’un condominium occidental sur la Tunisie. On connait presque les paroles et le refrain.
Il faut cependant, se garder de jouer sa position géographique dans la cour des grands. On finit très souvent broyé par les enjeux que d’autres vont vous prêter. Cette importance ne sera que momentanée et provisoire, elle n’est jamais exclusive. Les grands finissent toujours par réguler leurs relations, les petits payent toujours lourdement la note. Il suffit de faire la liste des petits broyés par les frictions entre grands et de les situer sur la carte du monde.
La Chine a certainement beaucoup de problèmes avec les Etats-Unis, elle doit les régler par elle-même sans enrôler les petits dans ce qui ne doit pas les concerner.
Quant aux Etats-Unis, il est temps d’abandonner leur vieux rêve d’un concordat global avec l’islam politique des frères musulmans pour en faire son armée supplétive dans les guerres périphériques. Ce temps est fini. Washington se doit de réaccorder ses pendules.
Raisonnablement, la Tunisie devrait jouer ses intérêts propres et sa géographie. Elle devrait se garder d’une diplomatie des revanches sur l’histoire qui étanche une soif immédiate mais mine l’avenir. En dix ans, pour avoir joué l’identitaire et les fausses solidarités, la Tunisie a tout perdu.
A méditer à l’approche du moment où il faudra trancher le nœud gordien.
[1] Politologue, Chercheur au CERDAP2, Sciences Po – Grenoble.