Jeunes à l’étroit dans un monde aliénant. Ils n’ont que leurs rêves et leurs fantasmes pour s’évader… La Juventus est prise pour Lampedusa… Et ils montent leur spectacle… Ils sont là, oisifs et vivants, paresseux et impatients, cherchant une autre vie ailleurs, un autre souffle, une autre manière de se poser au monde malgré les pesanteurs de la jeunesse qui chôme, qui erre, qui démissionne, qui rêve pourtant de prendre le large. Youssef, Hedi, Jneina, Fatima, Elyes et tous les autres…
Par Marianne Catzaras
Sans même réfléchir, les voilà embarqués dans l’onde culturelle du pays, dans le parcours artistique… presque à leur insu. Car les scènes et les festivals sont nombreux et tous ont ce désir caché de trouver des talents pour assurer la relève des anciens. Voilà donc les jeunes humant l’air de performances improbables, de happenings revisités, d’ateliers de créativité qui auraient pignon sur les programmations culturelles à venir ou pas.
Autres lieux, autres promenades.
Juin 2017, juste avant Ramadan : buvette de la Goulette, arrière-salle d’attente de passagers allant vers Gênes ou Marseille. Des drapeaux sur les murs bleus et un comptoir de cafétéria de fortune. Couleurs, rêves de départ. Un ultime capucin avant la route, un café allongé, une madeleine trop molle. Les vitres ne protègent pas vraiment du soleil.
On est dans le trac de la première. On a cherché un titre au spectacle. Les prénoms font l’affaire. Deux mois de rencontres : le sujet fédérateur est le désir de partir, l’ailleurs. Pas besoin d’expliquer longtemps. Mais l‘heure tourne, le public est là.
Ils n’ont pas beaucoup répété, mais ils semblent prêts. Ils semblent connaître la scène depuis toujours. Les planches ne leur font pas peur. Ils se sont retrouvés embarqués dans un festival d’art contemporain ouvert à toutes les disciplines artistiques, la photographie, les installations, les performances, les laboratoires… Sujet : la migration. Ça tombe bien. Ils attrapent le sujet au vol et improvisent, racontent, jouent, « surjouent ». L’actualité décidément envahit de manière intrusive le quotidien.
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– Moi, je suis né plusieurs fois, ma mère a mille prénoms…
– J’ai vu la photo de la Juventus sur facebook, j’ai téléphoné à mes potes et je leur ai dit : « demain je brûle ! »…
Le rideau est levé. Eclairage loué, bande son de téléphone, une sirène de voiture de flics, des vagues qui vont et viennent sur les barques. Il y’a un air de concert désaccordé mais on n’a jamais été aussi juste pour raconter le voyage au parfum de hasard et de danger. Les mots fusent de toutes parts, les langues se mélangent, les phrases se télescopent, personne ne le remarque. C’est le souci de la mise en scène, il faut du désordre comme dans la vie. Pourtant il y’a de l’accord partout. Ils se prennent déjà pour des premiers rôles et se chamaillent l‘ordre d’apparition. Comme ça, pour le jeu du moment. La télévision, la radio ne les impressionnent pas. Ils vont et viennent, tournent autour de chaises vides, de pupitres, de microphones… comme dans un théâtre. Car on joue pour le théâtre, car on joue pour que les lendemains soient meilleurs. Peut-être. Dans le public on ne sait plus qui est venu de la capitale pour les écouter ou qui sont ceux qui voyagent, pressés de rejoindre l’Europe.
Beau gosse, Hayder, aujourd’hui coiffé à la mode du jour. La mèche perchée sur son front. Il rêve de la tour Eiffel. Il se coiffe, se recoiffe. Il doit avoir 16 ans à peine. Il partira tout à l’heure, après les 40 minutes de travail. Il y’ a une chaloupe qui part de Radès ou de Kelibia. Il veut son cachet d’acteur de suite sinon il ne jouera pas. Ils sont menaçants, ils se moquent de la culture et des discours.
Karima, elle, arrive toujours en retard. C’est la faute des voitures collectives dit-elle, il faut beaucoup marcher jusqu’au TGM. Elle a passé un vague diplôme de journaliste et cherche du travail, rien d’étonnant. Ils cherchent tous du travail, les diplômés, les non diplômés, les riches, les pauvres, les enfants d’El Mourouj, ceux de la Marsa. Tous veulent aller respirer un autre air. Et revenir dans longtemps, très longtemps.
Lampedusa tombe souvent dans les discussions, à la pause, aux entractes, quand ils fument une énième cigarette avec un café qui refroidit dans un gobelet, avec un sandwich au thon qui a dû passer la nuit dehors. Mais nous avons aussi une star, un jeune premier, c’est notre rôle principal. Il manie le verbe comme s’il sortait du cours Florent ou du meilleur conservatoire de la ville. Il parle plusieurs langues.
– Moi j’ai traversé le désert, la Libye, l’Algérie, l’Espagne. J’ai dormi dans des camions, des parkings. J’ai fait tous les métiers, j’ai aimé beaucoup de femmes. Tu veux faire un film sur moi ? Tu verras, j’ai plein d’histoires à raconter …
Elyes a quelque chose du héros stendhalien, romantique et tragique à la fois. Il défie la télévision qui l’interviewe. Il se moque des réalisateurs qui lui proposent des films. Il n’a pas le temps, dit-il.
Héros romantique
L’histoire se construit au fur et à mesure de nos rencontres. On devient pour un temps les protagonistes du jour, du mois. On reçoit même les félicitations de la production, on sera programmés un peu partout dans le pays, mais ce n’est pas sûr qu’ils soient là. Car c’est aussi cela la culture, convoquer l’arbitraire et lui donner son meilleur visage. Mais c‘est prendre le risque de l’inattendu, quand on choisit d’œuvrer avec des jeunes hors système. C’est écrire ensemble, c’est rire ensemble, c’est rêver ensemble, c’est pleurer ensemble, c’est être seul ensemble.
C’est prévoir d’autres spectacles et courir le risque de leur absence. Ce ne sont pas des acteurs. J’avais presque oublié. Ils racontent leurs histoires, les grandes et les petites leurs villes, leurs quartiers, leurs mères, les contacts en France, en Italie, en Russie. La carte géographique s’embrouille un peu dans leur tête mais ils ont vu à la télé que… alors…
Malgré tout il sont une belle participation active sur la scène du monde, généreuse et constructive.
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L’histoire d’eux, l’histoire d’elles.
Aucune intrigue. Le désir de partir, de rêver. Aucune histoire linéaire. Seulement des monologues, une polyphonie qui respire la mer. Une narration qui prend à la gorge.
Fatma Ben Saidane, l’actrice préférée du public vient à la rencontre de ces faux vagabonds. Le théâtre c’est sérieux, c’est un engagement au jour le jour, c’est un inventaire de rêves, c’est une histoire d’amour singulière. Le mot est lancé. Ils la regardent et vaquent de nouveau à leurs occupations.
– Tu veux un café… mais j’ai pas d’argent…
La comédienne leur parle du drame, de la tragédie, de la comédie….
– Ah oui on sait…On aime bien Lotfi Abdelli, il est devenu riche avec la télé.
Nos jeunes funambules sont des apprentis, des oiseaux migrateurs de la contestation. Ils se moquent des discours mais font des selfies. Et puis il y a Jneyna, c’est le clown de service, la parole des autres, celle qui voit, qui ironise, qui tourne en dérision la plus petite phrase bourgeoise, les phrases de l’éducation, celles du politiquement correct, celles des “il faut”, “il faudrait”…
– T’as vu leurs têtes ? T’as vu comment ils sont fringués ? Maman, où t’as mis ma valise rouge ? Je me casse demain ! Elle est douce et violente à la fois. C’est mon coup de cœur, mais je ne dois pas le dire. Oh là là ... et elle pouffe de rire à nouveau.
Elle a quelque chose de Gelsomina dans la Strada de Fellini. Quelque chose du timide qui fonce, du messager qui n‘a pas d’âge.
Et l’autre au foulard sobre, maladroite et gauche, qui jette sur la scène les cartes civiles, une par une, répandant sur le carrelage sale les petits bouts de papier qui font l’identité. Mohamed, 18 ans Makthar, Amine, 21 ans Ben Arous, Salem, 15 ans Kelibia, Alya 30 ans et deux enfants El Mornaguia, et les villes défilent et les prénoms avec elles. Il n’y a pas beaucoup de fiction, que des histoires racontées, rapportées dans les cités. Les banlieues populaires regorgent de séquences, de scénarios. Mais il y’ a aussi la pudeur.
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Jusqu’où peut-on raconter ?
Faut aller voir l’épicier, c’est un puits de nouvelles, de petits romans dramatiques.
Du Nescafé en sachet, du sucre, de la chemia, des boîtes de sardines, du savon…
Etrange composition de bagages à emporter avec soi pour braver les mers.
Mais la salle est comble pour les écouter. Il y a même les journaux, les autres artistes, mais faut pas trainer car ils vont danser à Hammamet et s’ils ne peuvent pas entrer, et bien ils feront le mur dans ces discothèques pour riches. Des journaux froissés volontairement pour le décor, histoire de brouiller les routes vers l’eldorado, des chaises blanches en plastique pour ces acteurs d’un soir. C’est drôle comme la chaise blanche fait fonction de fête et de malheur. Il y’ a du cérémonial dans la rencontre, quelque chose du théâtre ambulant. Et voilà Hamida qui se fâche avec Aziza car Elyes la regarde. On ne sait plus où est la vraie vie, où commence et finit la représentation théâtrale. Quelle importance ?
– Je m’appelle Hayder, j’ai 15 ans et je veux brûler …
– Je m’appelle Dhafer, j’ai 20 ans et je prends la mer …
– Je m’appelle Mahmoud et j’ai crû que Juventus était une ville en Italie …
– Quoi ? Tu te fous de moi ? Ce rocher en pleine mer c’est un pays ?
– Ta gueule et descends ! On est arrivés !