TUNIS – UNIVERSNEWS – Au commencement une audience ordinaire : le président de la République, Kaïs Saïed reçoit, mercredi 21 septembre 2022, la cheffe du gouvernement, Najla Bouden et lui demande de rationaliser les importations des pays avec lesquels la Tunisie enregistre un déficit commercial s’aggravant de jour en jour. Le chef de l’Etat estime qu’il faudra donner la priorité à l’importation des matières premières puisque « le déficit résulte de nombreux choix antérieurs axés sur les produits et marchandises qui sont importés bien qu’ils ne se soient pas essentiels ».
Cette audience consacrée à un dossier aussi délicat et aussi grave tel que les importations ne manque pas d’enjeux. Elle vient prouver au plan de la forme que contrairement à ce que lui reprochent ses opposants, le Président de la république a prouvé qu’il se préoccupe des questions économiques autant que les questions politiques.
Inféodation de l’économie à l’étranger
Au plan du contenu, en ordonnant au gouvernement d’ouvrir le dossier des déficits commerciaux et son corollaire, la tentation non-déclarée de revisiter, un jour, certains accords de libre-échange asymétriques, le chef de l’Etat s’attaque à la plus grave faiblesse structurelle de l’économie tunisienne, en l’occurrence son inféodation à des puissances économiques étrangères, sans contrepartie significative.
Cette question capitale de vassalisation de l’économie du pays à l’étranger aurait dû être examinée en profondeur par la fameuse Instance Vérité et Dignité (IVD) de la controversée Sihem Ben Sédrine qui avait reçu pour mission d’enquêter sur les crimes multiformes commis par les anciens gouvernants, de 1955 au 31 décembre 2013.
A l’origine de cette inféodation de l’économie tunisienne à l’étranger, deux décisions historiques malheureuses : la promulgation au temps de l’ancien premier ministre Hédi Nouira de la fameuse loi de 1972 et la conclusion dans la précipitation et sous pression de plusieurs accords de libre-échange au temps de Ben Ali. Ces deux décisions expliquent en grande partie les graves crises économiques dans lesquelles se débat actuellement le pays, en l’occurrence, le surendettement, les déficits jumeaux, les pénuries par l’effet de l’absence de production, nationale ….
Le coût de la loi 72
Concernant la loi 1972, elle a été promulguée -pour l’Histoire- conformément aux directives des bailleurs de fonds. Cette loi, expérimentée en Tunisie avant sa généralisation au reste des pays de la région (Egypte, Jordanie…) a encouragé le lancement d’une industrie offshore de bout de chaîne orientée vers l’extérieur, moyennant de juteux avantages fiscaux, financiers et logistiques (aménagement de zones industrielles pour l’implantation dans le pays). Parmi ces avantages figure le droit de transférer, chaque année, les dividendes en devises.
Selon l’Observatoire tunisien de l’économie (OTE), entre 2000 et 2012, quelques 12 milliards de dollars ont quitté la Tunisie, au titre des « sorties de dividendes pour différentes destinations ; une véritable hémorragie de devises”.
A part les emplois qu’elles fournissent et le capital initial pour s’installer ou s’agrandir, les 3000 entreprises offshores que compte actuellement le pays ont apporté une valeur ajoutée limitée. Idem en termes de transfert technologique. C’est une industrie répétitive d’assemblage. Elle a en plus le désavantage de décourager tout projet de production industrielle nationale.
Pis, pour masquer le déficit commercial avec l’Union européenne la mafia politico économique tunisienne (budgétistes, statisticiens, monétaristes (BCT) qui maîtrise l’art du maquillage des chiffres a pris l’habitude de comptabiliser au titre des exportations générales de la Tunisie, les exportations des 3000 entreprises offshore implantées en Tunisie alors que leurs recettes en devises ne bénéficient aucunement aux Tunisiens. Et pour cause : leurs bénéfices annuels qui sont transférés en devises à l’étranger ne sont jamais rapatriés en Tunisie.
Morale de l’histoire : le moment est venu pour la réviser en toute urgence.
Des accords de libre-échange asymétriques
Avec Ben Ali (1987-2011), la dépendance de l’industrie tunisienne de l’étranger a été accentuée avec la conclusion d’accords de libre-échange asymétriques. A défaut de vision souveraine claire des Tunisiens de la globalisation des échanges, ces accords asymétriques, mal négociés par les gouvernants précédents ont eu un impact négatif sur la production. Ces accords ont eu le démérite de faciliter l’importation et de décourager tout ambition nationale en matière d’industrialisation et de production nationale.
Au total, la Tunisie a conclu cinq principaux accords de libre-échange : l’Accord multilatéral avec l’Organisation mondiale du commerce (OMC, 1994), l’Accord d’association avec l’Union européenne (1995), la Grande zone arabe de libre-échange (GAFTA en 1998), l’Accord arabo-méditerranéen de libre-échange (dit « Accord d’Agadir ») et l’Accord de libre-échange avec les États membres de l’Association européenne de libre-échange (AELE) en 2004. La Tunisie a signé avec ces pays des accords bilatéraux de libre-échange couvrant les échanges de biens non-agricoles.
La Tunisie est également signataire d’un ensemble d’accords bilatéraux prévoyant des préférences tarifaires (démantèlement immédiat pour certains produits, démantèlement accéléré pour d’autres) avec l’Égypte (1998), la Jordanie (1998), le Maroc (1999), la Libye (2001), l’Irak (2001) et la Syrie (2003). Celui signé avec la Turquie en 2004 et entré en vigueur, entre 2011 et 2014, avec la Troïka (Islam politique 2011 -2014) a été le plus critiqué en raison de ces incidences directes sur la production nationale.
A titre indicatif, l’accord signé avec l’UE s’est traduit, selon des experts, par un manque à gagner pour la Tunisie de deux points de croissance. Avec la levée des droits de douane les européens qui ont une industrie mondiale compétitive ont pu exporter sur la Tunisie tout ce qu’ils peuvent, alors que la Tunisie pays sous-industrialisé ne peut exporter que des produits agricoles en vrac, c’est à dire à très faible valeur ajoutée.
La Tunisie aurait pu se défendre contre les nuisances de ces échanges si jamais ses fonctionnaires avaient développé des expertises en matière de contrôle technique aux ports et aéroports. Seulement ces fonctionnaires sous-payés étaient corrompus.
Cela pour dire que, loin de nous tout alignement sur les positions du nouveau maître du pays, en l’occurrence, Kaïs Saïed, nous pensons que l’ouverture du dossier de l’inféodation de l’économie tunisienne à l’étranger est d’un enjeu capital pour les Tunisiens.
Elle constitue, de toute évidence, une importante étape sur la voie de la refondation de l’Etat tunisien et de la restauration de la souveraineté des Tunisiens sur leur appareil productif.
N’oublions jamais que la préoccupation majeure des Tunisiens, du moins pour le moment, n’a jamais été la démocratie comme le laissent entendre les élites makhzéniennes et consociatives, mais plutôt des besoins socio-économiques basiques (emploi, formation, industries locales prospères…).
Brahim