Par Abdelaziz Kacem
- L’École de la République qui faisait notre fierté est tragiquement sinistrée
- Farfelus et loufoques continuent de se gargariser de «thawra, hurriyya, karama, dimokratiyya », vocables creux, qui n’ont qu’une très lointaine parenté avec RÉVOLUTION, LIBERTÉ, DIGNITÉ, DÉMOCRATIE.
Quand la crise est totale, le passé et le présent s’embrouillent comme dans un kaléidoscope apocalyptique. Et l’on finit par se dire à quelque chose malheur est bon. N’eût été le confinement, ce sont dix et non sept vaches maigres que les pseudo-révolutionnaires fêteraient insolemment, en ce 14 janvier qui n’a tenu aucune de ses promesses, si ce n’est « la meilleure Constitution du monde » que j’ai vite jeté à la corbeille. Et ce n’est là qu’un euphémisme.
Ô petite géographie et grande histoire, ô Tunisie bafouée. Nous voilà, à ton chevet, en ces temps de disgrâce. Il m’importe de rappeler à la masse ignare qui tu es, toi, qui as glorieusement marqué ta présence en ce creuset de civilisation qu’est la Mare Nostrum.
Tu as, contre la puissante et redoutable Rome, soutenu trois Grandes guerres et ce n’est guère d’avoir manqué de grands stratèges que tu as déposé les armes. Militairement vaincue, tu as repris le dessus en déployant un soft power insoupçonné.
De tout temps, polyglottes, tes enfants jonglaient avec le berbère, le punique, le latin et le grec. Rares sont ceux qui savent ce que la latinité doit à Apulée, à Tertullien, à Arnobe de Sica. C’est grâce à tes scholiastes autochtones que la messe, jusque-là dite en grec, se latinise. C’est grâce à tes copistes que l’écriture cursive est née et transmise à l’autre rive.
Contrée la plus urbanisée de l’Afrique du Nord, la Tunisie n’a jamais oublié ses anciens prolongements. En 711, elle participe à la reconquête de la Péninsule ibérique où jadis l’illustre Hannibal apprit son métier d’homme d’exception. En 831, elle reprend, pour deux siècles et demi, le contrôle de la Sicile.
Tout bascule vers la moitié du XIème siècle, suite à une invasion comparée par Ibn Khaldoun à une nuée de sauterelles. Le chaos s’installe et l’empêche de porter secours à son Émirat de Siqillia, menacée par les Normands.
Régence ottomane, depuis le XVIe siècle, elle sombre dans les ‘Usûr al-inhitât ou siècles de la décadence. Soumise au joug de la France coloniale, son instinct de survie, sa résilience ont forcé l’admiration. Indépendante depuis bientôt soixante-cinq ans, elle est bien partie. Après quelques regrettables soubresauts, elle confie son destin à un chef visionnaire, qui a lu son histoire, Bourguiba le Grand. Seuls les ingrats et les rétrogrades oublieront son choix décisif, celui de miser sur l’Éducation et la Culture. Le pays entre résolument en modernité. Certes, il y avait du temps bourguibien un déficit démocratique, mais l’homme a libéré ses concitoyens de la tyrannie de l’ignorance et émancipé les femmes.
Que s’est-il passé, par quel accident de l’histoire avons-nous dégringolé ? L’École de la République qui faisait notre fierté est tragiquement sinistrée. Ce qui nous avons gagné sur l’analphabétisme, l’illettrisme nous l’a repris. L’enseignement du ‘Adhâb al-qabr (Le Tourment de la tombe) y occupe une place autrement plus importante qu’un traité de philosophie. C’est tout dire.
Nos ancêtres étaient polyglottes dis-je. Comment expliquer que la dernière session du bac a totalisé sept mille zéros à l’épreuve de français ? Celui qui n’a pas entendu nombre de nos députés et cadres parler la langue de Molière, prononcer « rékil » pour « recul », ne sait pas ce que sabir veut dire.
La session prochaine du bac sera pire. La Covid-19 s’ajoutant à nos déficiences, l’enseignement à distance non encore maîtrisé a obligé les autorités scolaires à alléger les programmes. En arabe, on a fait sauter Jahidh et Maârri, deux monuments de l’esprit critique. En histoire, l’immense Révolution bolchevique est soustraite. En admettant la bonne foi et le caractère provisoire de ces éliminations, force est de constater que nous aurons une version « light » d’un baccalauréat déjà dégraissé en temps normal.
Dès les premières semaines du prétendu « Printemps arabe », l’un des journalistes les plus éminents et les plus informés, le regretté Mohamed Hassanein Haykal, révèle que la tempête qui, sous prétexte de démocratisation, a emporté ZABA, Moubarak et Kadhafi, s’inscrivait en droite ligne avec la mise en œuvre du chaos constructif menant au fameux nouveau Moyen Orient sous domination israélienne. Un journaleux tunisien, défendant l’authenticité de « notre révolution qui a ébloui le monde entier », n’a pas manqué de décharger sa bile contre l’éminent égyptien.
Tout semble avoir été calculé pour que l’ARP ainsi que les autres rouages du pouvoir soient ainsi configurés. Nous autres, gardiens oubliés du sanctuaire de la sémantique, restons prêts à restituer aux notions et concepts leur acception et leur honneur. Pendant ce temps, farfelus et loufoques continuent de se gargariser de «thawra, hurriyya, karama, dimokratiyya », vocables creux, qui n’ont qu’une très lointaine parenté avec RÉVOLUTION, LIBERTÉ, DIGNITÉ, DÉMOCRATIE.
La Tunisie éternelle s’en sortira, mais au prix de combien de générations sacrifiées à l’autel d’un islamisme ottomanisé et d’une gauche adultérée ?
A.K