Tawfik BOURGOU
-
Nous continuons à penser que nous sommes dans le cadre de plans structurés de petites guerres hybrides qui s’emboitent les unes aux autres utilisant les vagues humaines comme un outil de déstabilisation
-
L’implantation de nouvelles populations a donné naissance partout à un ordre politique et un ordre social parallèles
-
Le scénario de l’apparition d’un espace de troubles qui va du Sénégal à la Somalie en incluant le Soudan dans son ensemble et le sud de la Libye est désormais à très forte probabilité
-
La Tunisie a agi dans l’urgence en commettant la double faute. La première a été de créer un lien entre l’immigration illégale des tunisiens et les vagues étrangères poussées par l’Algérie et la Libye qui sont un problème de non-respect de la souveraineté du pays
-
En laissant la main à l’Italie, la Tunisie a ouvert la porte à un chantage qui n’aurait pas pu exister sans la précipitation et le manque de discernement
TUNIS – UNIVERSNEWS Le 15 février dernier, sur Universnews, dans une tribune nous avons donné les lignes d’un scénario autour des vagues migratoires que nous avons rattachées alors, aux situations internes des pays de l’Afrique subsaharienne, à la situation sur les frontières intermaghrébines et in fine à la situation interne en Tunisie.
Nous avions mis en garde contre une implosion interne par combinaison des crises multiples que connaît la Tunisie. Ce risque reste encore possible tant se sont encore approfondies les vulnérabilités de la Tunisie.
Tout un chacun peut revenir à l’article du 15 février 2023 afin de vérifier que les linéaments du scénario que nous avons donné se sont vérifiés avec une très grande précision et que les derniers évènements au Niger, au nord du Nigéria, en Libye, nous donnent raison sur tous les points soulevés.
A titre de rappel le 15 février dernier, nous avions repéré huit points caractéristiques de la vague migratoire. Afin de rafraichir les mémoires et préparer l’exposé de ce que nous considérons comme la deuxième lame d’une vague de fond, autrement plus dangereuse que celle que nous venons de vivre et qui a failli emporter le pays.
1. Nous avons montré que la vague migratoire qui submergeait la Tunisie n’était pas une fiction, comme se plaisaient à le dire encore certains. Les chiffres avancés récemment par le ministre de l’intérieur, bien que minorés, se situent dans une fourchette de quatre fois plus que ce que les ONG auxquelles on a délégué la gestion des frontières avançaient : 81 000 personnes connues du ministère de l’intérieur contre 21 000 prétendument recensées par les associations payées sur fonds étrangers. Le nombre de clandestins est quant à lui inconnu, nous serions donc dans un ratio de 5 % à 10 % de la population générale totalement en dehors de tout recensement officiel.
2. Le mythe d’une Tunisie corridor de passage vers l’Europe s’est lui aussi évaporé. Le 15 février dernier nous avions soutenu la thèse d’un flux migratoire en trois axes pour installer des populations étrangères en nombre en Tunisie. A ce titre nous avons souligné que le passage vers l’Europe est devenu marginal pour les nouveaux arrivants, la permissivité et l’action des mafias a créé un appel d’air dans les pays subsahariens en direction de la Tunisie alors que le pays est à la limite de l’effondrement économique.
3. Nous avions montré aussi, que les vagues qui atteignaient la Tunisie étaient organisées, structurées et programmées par des mafias africaines, libyennes, tunisiennes et italiennes, que ces vagues étaient (sont toujours) encouragées et orientées par les Etats, les autorités des pays émetteurs et par les Etats et les autorités des pays de passage (Algérie, Libye) et par des Etats qui sciemment et de façon inamicale veulent nuire à la Tunisie ou veulent en faire un lieu de confrontation avec leurs voisins, une sorte de scénario libanais en Tunisie.
4. Nous avons montré que ces vagues migratoires sont à la fois la conséquence d’affaiblissements, de déstabilisations, d’effondrements de la majeure partie des Etats subsahariens (Mali, Burkina, Niger, Nigéria, Côte d’Ivoire, Cameroun, Guinée, Sénégal, Soudan) mais aussi la conséquence de l’intégration de l’Afrique subsaharienne dans le processus de globalisation de la guerre russo-ukrainienne.
5. Nous avons montré que nous étions loin du scénario de quelques centaines d’immigrés clandestins poussés par la misère. Nous continuons à penser que nous sommes dans le cadre de plans structurés de petites guerres hybrides qui s’emboitent les unes aux autres utilisant les vagues humaines comme un outil de déstabilisation. Les récents comportements des milices libyennes et de leurs donneurs d’ordre le prouvent amplement.
6. La cartographie que nous donnions le 15 février 2023 s’est vérifiée très précisément avec une zone de troubles qui s’élargit progressivement et qui avale les pays de passage et d’établissement dans les effondrements internes des pays émetteurs (importation de conflits inter-ethniques dans les pays de stagnation, importation de pratiques de mafias ethniques, effondrement sécuritaires, ghettoïsation des villes et des quartiers, éviction des populations originelles de vastes zones de leurs propres territoires).
7. L’implantation de nouvelles populations a donné naissance partout à un ordre politique et un ordre social parallèles. En Tunisie certaines communautés ont maillé le territoire par des associations non déclarées. C’est le cas des camerounais illégalement installés qui ont créé une multitude d’associations de diaspora organisées par ville en Tunisie en dehors de toute autorisation. Le cas des ivoiriens qui ont créé ce qu’ils considèrent comme un parti politique des ivoiriens sur le sol tunisien.
8. La complicité des Etats limitrophes et ceux plus lointains dans l’orientation des flux vers la Tunisie a été soulignée le 15 février dernier. Là aussi, les faits nous ont donné raison.
Quelles évolutions dans les semaines qui viennent ?
A l’aune de ce qui se joue actuellement au Niger, à la lumière des analyses de ce que sont les fragilités tchadiennes, l’hypothèse d’une jonction de toutes les fragilités des Etats subsahariens est désormais possible, nous l’avions anticipée. Le scénario de l’apparition d’un espace de troubles qui va du Sénégal à la Somalie en incluant le Soudan dans son ensemble et le sud de la Libye est désormais à très forte probabilité. Les troubles au nord du Nigéria le 25 juillet dernier avec la reprise de l’action de Boko Haram constituent une alerte supplémentaire.
Désormais, il n’existe plus aucun Etat structuré jouant un rôle de tampon entre la pointe extrême de la Tunisie et la limite la plus septentrionale de l’espace sahélo-saharien, soit jusqu’au sud de la RCA et jusqu’à la RDC. C’est un fait inédit, mais extrêmement dangereux.
A terme, dans les semaines qui viennent, si les troupes américaines au Niger (1000 hommes) essentiellement de surveillance et d’action par drones, si les troupes françaises (1500 hommes) essentiellement à Niamey et dans la zone des trois frontières, devaient partir, tout l’espace redeviendra une zone grise.
Les mafias, les réseaux djihadistes, les irrédentismes, les réseaux de l’immigration clandestine mettront la main sur une zone militairement et sécuritairement incontrôlable.
Tous les Etats contigus à la zone subiront une pression militaire qu’ils ne pourront pas juguler. Ni la Chine, ni la Russie encore moins l’Algérie, ne s’impliqueront dans des guerres longues et couteuses.
Un scénario haïtien à vaste échelle mêlant criminalités, guerres civiles, terrorisme est désormais envisageable avec une très forte probabilité.
Quels impacts directs pour la Tunisie ?
A la lumière de la crise de l’immigration clandestine subsaharienne qui a frappé la Tunisie et qui, malgré les dénégations de quelques somnambules a causé de profonds dégâts, la deuxième lame qui va remonter vers le nord à mesure que se généraliseront les troubles dans les Etats fragilisés, sera plus haute, plus forte, plus destructrice, elle aura de profondes conséquences sur un des Etats de passage : la Libye qui pourrait s’effondrer encore plus. Elle pourrait impacter la Tunisie au moment où le pouvoir politique semble être à court de solutions viables presque pour tous les problèmes.
Cette seconde lame aura lieu au moment où la récession économique déjà installée en Europe va frapper l’Afrique subsaharienne et toute l’Afrique du Nord. Elle sera violente aussi longtemps que continuera la guerre en Ukraine.
La Tunisie sera plus que jamais une ligne de front des troubles de l’Afrique subsaharienne. Autrement dit, le chemin le plus court et le verrou vers l’Europe subira en interne le poids de la vague. Si le Niger s’effondre, si les troupes occidentales quittent l’espace subsaharien, la combinaison mafias-djihadisme, déjà connue, se reconstituera. Aucune armée ne sera en capacité de se confronter à de tels réseaux.
Que faire ?
Le 15 février dernier nous avions espoir d’une gestion plus sécuritaire, plus réaliste et plus rationnelle des flux.
Nous avions appelé à une revue complète de la politique de gestion des frontières en mettant en place les garde-fous nécessaires : revue des effectifs, audit des structures de gestion de la frontière, recensement, éradication des mafias, fermeture des frontières, revue de la politique de l’asile et audit des ONG étrangères, à la mise en place d’une politique de visas, à une gestion moins dogmatique et moins sentimentale des rapports avec les autres Etats. En vain.
Hélas, la Tunisie a agi dans l’urgence en commettant la double faute. La première a été de créer un lien entre l’immigration illégale des tunisiens qui elle peut être résolue par la réadmission et les vagues étrangères poussées par l’Algérie et la Libye qui sont un problème de non-respect de la souveraineté du pays par les dits « frères ».
La seconde faute c’est d’avoir lié le dossier des réformes économiques et de l’immigration clandestine des africains depuis le sol tunisien en laissant la main à l’Italie. Ceci a ouvert la porte à un chantage qui n’aurait pas pu exister sans la précipitation et le manque de discernement.
L’effondrement des Etats contigus à la bande sahélo saharienne, la réapparition des réseaux mafio-djihadistes créeraient une situation inédite, si en même temps les moyens de détection et d’action par drones et par avions permettant des frappes de précision. L’alerte avancée disparaitra, le manque de moyens de renseignement et de moyens satellitaires sera très difficile à compenser.
La solution sera militaire de première ligne. Cela signifie clairement que pour l’armée tunisienne c’est l’intégration de cette menace dans sa stratégie avec un poids opérationnel et des coûts considérables. Tactiquement, si jusqu’alors la garde nationale a été la première ligne d’une gestion «classique» de la frontière, la réapparition de menaces djihadistes derrière les mafias de l’immigration clandestine imposera à l’armée une gestion de la frontière en première ligne sur l’ensemble des frontières terrestres.
En même temps, avec la prochaine lame de fond, la frontière entre l’immigration clandestine et la guerre hybride par déplacement de masses de populations va se brouiller un peu plus ce qui pourrait intégrer les Etats se trouvant sur les routes migratoires dans les troubles internes des Etats situés plus au sud.
Comme en février dernier nous pensons toujours que la solution réside dans la refonte totale et en urgence, de toute la politique frontalière et dans une action d’éradication des mafias en érigeant le franchissement illégal des frontières comme un atteinte à la sécurité de L’Etat. C’est à partir de la politique de gestion des frontières que toutes les politiques d’Etat doivent être déduites. C’est inédit et nécessaire.
L’élection présidentielle de 2024 coïncidera certainement avec la pire crise africaine depuis 1960 car elle risque d’être générale et dynamique vers le nord. C’est à l’aune de la capacité à sauvegarder la souveraineté du pays et de tenir la frontière que seront évalués le bilan de l’équipe sortante et les projets des prétendants.