Par Taoufik BOURGOU[1]
* L’indépendance du Sahara, comme son rattachement au Maroc ou même à l’Algérie n’a strictement aucun intérêt pour la sécurité nationale de la Tunisie
* L’affaire de l’invitation du Polisario au TICAD a été utilisée par le Maroc faire occulter l’essentiel et repasser derrière se présenter comme le pôle d’attractivité
* En Libye, le jeu égyptien a consisté en l’élimination de la Tunisie de la carte libyenne, surtout qu’elle est concurrente dans le domaine de la main d’œuvre opérant en Libye
* La Tunisie ne représente aucun intérêt pour la monarchie saoudienne sauf sur un plan plus symbolique et pour un temps en raison de la présence des frères musulmans
* L’amitié, le bon voisinage, l’histoire partagée et tous les slogans creux ne forment pas l’ossature de l’intérêt national
Entre 2011 et 2022, la classe politique tunisienne a détruit tous les fondamentaux de la diplomatie du pays. Sur ce point précis, il y a consensus total. Tous les anciens diplomates, libérés de l’obligation de réserve l’ont unanimement souligné. On n’y reviendra pas.
Il s’agit ici de revenir vers les lignes directrices de ce qui a été pratiqué depuis Ghannouchi (qui a été le véritable régent du pays) de 2011 à 2019 et par l’actuel Président de la République de 2019 à 2022.
Ce qui a suscité notre intérêt pour cette tribune c’est le comportement du Maroc vis-à-vis de la Tunisie. Selon Jeune Afrique, le roi du Maroc a décidé de se rendre en Algérie pour le sommet de la Ligue Arabe. On peut d’ores et déjà nous poser la question si la présence du monarque marocain en Algérie valait acceptation du fait accompli Polisario ? Dans ce cas précis, qu’est-ce qui a pu motiver la campagne anti-tunisienne officielle et médiatique ?
Rappelons d’abord que Monsieur Saïed a commis une erreur stratégique majeure, non pas pour avoir froissé le Maroc, mais parce que tout simplement l’affaire du Sahara occidental ne présente aucun intérêt pour la Tunisie. Comme l’erreur d’inscrire la question palestinienne dans la constitution. Cette cause est juste mais n’est pas du ressort de la constitution tunisienne à laquelle elle n’ajoute rien.
Une diplomatie de l’indifférence aurait été plus utile au pays. L’indépendance du Sahara, comme son rattachement au Maroc ou même à l’Algérie n’a strictement aucun intérêt pour la sécurité nationale de la Tunisie. La diplomatie de l’idéologie n’existe que dans les livres. Le Sahara comme d’autres causes ne concernent pas la Tunisie, qui découvre ces jours ci, l’étendue de la solidarité des frères et des amis. Chacun pourra la juger à l’aune de ce qu’il a dans son assiette.
Diplomatie du braconnage ou l’autre consensus arabe
L’affaire de l’invitation du Polisario au TICAD a été utilisée par le Maroc pour détruire un peu plus la réputation de la Tunisie, faire occulter l’essentiel et repasser derrière se présenter comme le pôle d’attractivité. Aussitôt le TICAD terminé le Maroc a agi en direction du Japon quand la Tunisie est restée dans le vestibule à attendre.
Cette forme de braconnage a été une règle. Lorsque la Tunisie organisait des journées en Europe avec des milieux d’affaires, des diplomates tunisiens ont constaté la présence d’activistes du gouvernement marocain afin de détourner entreprises et hommes d’affaires.
Le Roi du Maroc savait bien avant le TICAD qu’il se rendrait à Alger et que de toute façon, il finirait par négocier avec Tebboune la question du Sahara. La campagne tonitruante contre la Tunisie ne procède que de la diplomatie du braconnage pratiquée contre la Tunisie par les «frères» très ravis de la destruction de ce qui fut une spécificité, destruction évidement réalisée par les mains de ses propres enfants.
Fallait-il inviter le chef du Polisario malgré la volte-face du Maroc vis-à-vis de l’Algérie ? Nous continuons à croire que cela n’aurait jamais dû avoir lieu, l’indifférence étant une arme diplomatique à long terme.
Cet épisode devrait faire l’objet d’une vraie évaluation, au lieu d’aller courir chez le secrétaire général de la moribonde Ligue, il fallait commencer à réfléchir sur l’erreur stratégique qu’a été l’introduction d’un groupe marocain dans le secteur bancaire en Tunisie, de réfléchir à long terme pour se délier de fausses alliances. Ce qui est dit du Maroc devrait être dit de la Turquie, du Qatar et de tout autre pays. Ceci est un débat pour l’avenir.
Mais ce que le Maroc a montré avec férocité ces derniers jours avant d’aller courir à Alger prochainement n’est pas un cas isolé. Alors énumérons les braconnages à l’aune des errances de la diplomatie depuis la vertigineuse.
Ennahdha ou le cheval de Troie du braconnage turco-qatari
De l’aveu même de Bouchlaka, lorsque Ennahdha a pris le pouvoir en 2011, un des premiers gestes a été de communiquer aux turcs et aux qataris, avant même la presse, la liste des ministres désignés pour gérer les affaires de la Tunisie. Un premier pas vers la vassalité qui ne s’est pas arrêté malheureusement. On passera sur les accointances de Marzouki avec le Qatar et sa chaine de télévision.
Ce qui est intéressant c’est de nous poser la question suivante : que représentait la Tunisie dans le jeu de ces pays ?
La Tunisie n’était pour eux qu’une position secondaire pour mettre la main sur la Libye. Orienter la politique tunisienne en leur faveur était le seul et unique objectif. Le reste fut un mirage servi aux crédules. Le Qatar voulait prendre la tête d’un grand marché gazier englobant la Libye et le corridor tunisien, poussé par le Royaume-Uni et les Etats-Unis. Dans ce marché gazier des années 2010, les arrière-pensées antirusses étaient ouvertement exposées.
La Turquie voulait éliminer la France d’Afrique du Nord et profiter des quotas européens accordés à la Tunisie en venant braconner dans le système de production tunisien. L’idée était de faire une réexportation stratégique via des entreprises qui s’implanteraient en Tunisie et qui serait bien évidement proche du pouvoir d’Ennahdha, d’où la destruction méthodique de l’outil de production tunisien par un dumping sauvage. Cette stratégie n’a été opérante que très partiellement, différentes raisons l’ont mise en veilleuse. Mais le résultat a été une élimination pure et simple de la Tunisie du jeu libyen, alors que la Tunisie supportait le fardeau humain de la guerre libyenne. Les entreprises tunisienne ont été éliminée par les turcs et par les égyptiens tous deux soutenus par leurs gouvernements respectifs. Ennahdha, son prolongement libyen, le Qatar et la Turquie enrôlé dans un jeu global avait pris la décision d’effacer la diplomatie tunisienne du jeu.
Dans cette première phase du braconnage après la « vertigineuse », ni le Maroc, ni l’Egypte, encore moins l’Algérie n’ont manqué à l’appel. Tous se sont donnés pour objectif d’exclure la Tunisie de tout plan de règlement alors que la Tunisie était la plus touchée par l’effondrement libyen. Là aussi les intérêts économiques et les intérêts stratégiques de ces pays ont été défendus par leurs dirigeants, quand la classe politique tunisienne de la Troïka brillait par son incompétence et parfois par sa servilité vis-à-vis du Qatar et de la Turquie.
L’Egypte et les frères du Moyen-Orient, l’autre illusion diplomatique.
Le Maréchal Al Sissi vient d’opérer un virage à 180° avec le Qatar, finies les invectives, les demandes d’extraditions de frères musulmans, disparu le contentieux libyen, fini aussi le blocus. La coupe du monde de football est une forte opportunité pour la main d’œuvre égyptienne, cela vaut bien un voyage de rabibochage. Dans ce Moyen-Orient décidément complexe, les haines bédouines sont aussi soudaines que versatiles. Les ingérences du Qatar dans l’Egypte en pleine révolte n’ont pas atteint les niveaux de l’ingérence du Qatar en Tunisie, qui a confiné à une quasi-mise à la remorque du temps de Marzouki. L’Egypte va pourtant savoir faire payer au Qatar le prix de cette aventure. Il en a été de même avec la Turquie. En Libye, le jeu égyptien a consisté en l’élimination de la Tunisie de la carte libyenne. La Tunisie est concurrente de l’Egypte dans le domaine de la main d’œuvre opérant en Libye. Le gouvernement égyptien s’est donné pour objectif d’orienter la situation libyenne en sa faveur et d’engranger les dividendes. De fait l’idylle égyptienne a plus servi les intérêts de l’Egypte qu’elle n’a servi les intérêts de la Tunisie. Le rapprochement avec l’Egypte a largement coupé la Tunisie de ses anciens liens qui lui permettait d’avoir un jeu de balancier pour ne pas se trouver prisonnière de la volatilité de la zone arabe. C’est désormais du domaine du passé.
Avec l’Arabie-Saoudite les choses ont allées presque dans le même sens qu’avec l’Egypte et les autres monarchies du Golfe. La Tunisie ne représente aucun intérêt pour la monarchie saoudienne sauf sur un plan plus symbolique et pour un temps en raison de la présence des frères musulmans dans le jeu politique tunisien. Il est clair que ceux qui espéraient investissements et aides ont été très déçus. La cité de la santé de Kairouan, à moins d’être construite avec des capacités nationales, devra attendre longtemps avant de voir le jour. On pourrait dire la même chose de l’idylle avec les Emirats.
La morale de l’histoire.
A l’adresse de ceux qui président aux destinées de la diplomatie tunisienne, on ne peut que livrer quatre leçons, juste avant le sommet arabe, qui comme tous ses précédents sera une belle occasion d’une rare hypocrisie, c‘est bien normal, car en diplomatie il n’y a ni sentiments, ni amitiés encore moins de compassion. Quant aux liens de fraternité, c’est un slogan souvent jeté comme un os à la foule qui veut toujours y croire.
Première leçon : seuls les Etats défendent leurs peuples et leurs intérêts, comme le dit le grand Clausewitz « Aucun Etat n’intervient en faveur d’un autre sans tenir compte de ses intérêts propres ». L’amitié, le bon voisinage, l’histoire partagée et tous les slogans creux ne forment pas l’ossature de l’intérêt national.
Deuxième leçon : lorsqu’on se met à la remorque de micro-Etats ou d’une puissance moyenne, on peut s’attendre à subir un comportement en rapport avec la dimension de l’Etat en question. Les épisodes avec le Qatar, la Turquie et plus récemment le Maroc le prouvent.
Troisième leçon : la géographie porte la diplomatie, comme l’armée porte ses capacités. A trop négliger cela, on finit par donner crédit à l’adage populaire sur la hauteur du garrot de l’âne.
T.B.