TUNIS – UNIVERSNEWS – Par Taoufik BOURGOU – Certains espéraient (l’espoir étant d’ailleurs un risque à prendre comme un autre) que la pire décennie de l’histoire du pays depuis 1869, s’est terminée un 25 juillet 2021. Il n’en fut rien, car le mécanisme enclenché un certain mois de décembre 2010, dans une sorte d’énigme de l’histoire, s’est relancé comme une horloge le 25 juillet 2021 pour nous emmener vers des méandres que nul ne peut connaître à ce jour.
De janvier 2011 à aujourd’hui, le destin de la Tunisie a croisé la trajectoire tortueuse de beaucoup d’hommes (et de femmes d’ailleurs), mais tous avaient le même pédigrée, une même appétence, une même tendance. Ils relèvent tous de la même espèce, bien qu’ils se définissent tous comme homme ou femme politique, activiste, expert, analyste, chef d’un parti politique (il y en a 230, j’ai arrêté le décompte), chef de la campagne explicative, sous-chef de la campagne explicative, certains se sont donnés le titre de Lénine (ça existe, malgré le goulag, le NKVD et autres belles inventions de Staline successeur de Lénine par le gouverneur !), d’autre sont passés de la case des légumes à chef de prédicateurs à barbe intéressés par les fruits de la politique. Un bestiaire n’y suffirait pas tant serait longue la liste.
De cet aréopage on a hérité des chefs, qui sans exception aucune relèveraient d’une même espèce : le Don Quichottisme. Ils ont tous la fâcheuse tendance à faire croire qu’ils seraient l’alpha et l’oméga, de commander aux vents et aux éléments.
Au bout de onze ans et sept mois, on s’est rendu compte qu’ils ressemblent tous à cet hurluberlu qui, chaque jour, se postant dans un croisement de routes, gourdin à la main, entreprend tel un batteur de base-ball de vouloir arrêter les bourrasques de vent à coup de gourdin.
Cet image m’est venue depuis le premier jour où j’ai vu la première interview du premier président ramené à Carthage par le ressac de ce que l’actuel locataire du palais qualifie pompeusement de « révolution ». La rencontre entre la presse et le « provisoire » de l’époque était d’un genre indéfinissable. A chaque instant il sursautait, regardait en haut en arrière, derrière ses épaules, on eut dit une séance d’exorcisme. On pouvait croire que c’était un trait de caractère d’un seul homme. En fait, c’est un point commun à tous, même les sous-chefs et les sous-sou-chefs, les gouverneurs ramenés aussi par le ressac de 2011 ou par la vaguelette de 2025, tous ont les biceps pour se poster en plein carrefour, de se mettre en position et d’attendre la première bourrasque pour la terrasser à coup de gourdin.
Le dernier en date, c’est le Malabar de Ben Arous qui, se prenant pour Eliott Ness, a posé devant une cargaison de Coke entouré de douaniers avec une Steyr Aug en prime. Heureusement que le ridicule ne tue pas, car depuis onze années et sept mois, la classe dite politique aurait été décimée.
N’en déplaise à beaucoup et au Primus inter pares, la politique a peut-être sa part d’Hubris, elle a sa véhémence, ses joutes, ses luttes, ses verbiages, ses parchemins écrits par des plumes arrachées au cul d’un volatile qui n’a rien demandé à personne, mais il serait juste bon de rappeler que la politique, la vraie, celle de l’action de gouvernance, c’est tout sauf un coup de trompette magique supposé souffler dans les réacteurs des avions pour les faire décoller, ni un coup de gueule pour amener l’eau dans un coin qui n’en a pas vu une goutte depuis soixante-six ans.
Dans les contrées sous-développées, la politique c’est le coup de bâton, la colère du chef, l’ascétisme du prétendant à la postérité, c’est la recherche d’une antériorité quitte a citer à l’infini l’affaire de la mule qui a trébuché à Baghdad, oubliant l’état des routes chez nous qui feraient trébucher un bison.
Ailleurs, la politique c’est autre chose que de se poster à un carrefour s’armer d’un gourdin et faire croire qu’on va terrasser la première bourrasque.
C’est quoi ?
C’est à la fois bien plus simple et beaucoup plus difficile. C’est le malheur des pays qui ont été jetés en pâture aux aventuriers de la politique par les parrains occultes de l’hubris arabe des années 2010 à aujourd’hui, car on leur a fait croire qu’un Meddeb est en capacité de gérer un pays en sautant directement d’une fanfare à un magasin de fruits, en passant par la prédication et terminant dans le champs de la politique. Ces sauts de moutons on fait croire à beaucoup que les études spécialisées, les diplômes, les stages dans les administrations, dans les écoles militaires supérieures, dans les écoles de la police et de la douane, ne sont rien et ne servent à rien. L’affaire du gouverneur de Ben Arous le prouve. En posant devant la cargaison il a piétiné le code de procédure pénale, le droit douanier et même la constitution. Rien que ça !
La politique action de gouvernance c’est bien plus que des postures et des coups de mentons.
En ces temps de fièvre constitutionnelle, le texte ne résoudra rien, ne changera rien ne fera qu’empirer les choses, car il y a un paramètre implacable auquel on ne porte pas suffisamment d’attention et qui va oblitérer tout. Je vais prendre le risque de l’écrire pour prendre date.
Comment ?
Une réforme constitutionnelle, à supposer qu’elle ait été vertueuse, que son texte est bon et équilibré, qu’elle soit l’objet d’une large concertation, autrement tout sauf l’aventure d’un homme posté dans un carrefour, batte à la main, attendant les bourrasques devant une foule médusée. Même en supposant cela, le fait d’abroger une constitution et de la remplacer par une autre est un coût au sens économique du terme. On oublie souvent qu’une constitution c’est un outil de gouvernance économique majeur qui va avoir un impact en part de PIB et va avoir un coût social inéluctable. Car la politique est une activité économique comme une autre. Celle qui va entrer en vigueur à partir du 25 aura un lourd coût économique. Lisez le texte économiquement, vous serez surpris. Permettez-moi de vous donner un petit échantillon.
Beaucoup ne veulent pas le voir, pourtant tous on vécu l’impact du changement constitutionnel depuis 2011. La constitution de 2014 (et certainement celle d’avant), a eu des impacts économiques, ceux de la vertigineuse révolution qui s’est soldée par la « mafiaisation » économique de la politique en Tunisie, qui, si elle était mesurée scientifiquement, nous placerait à côté de l’Ukraine.
Simple explication : avant 2011, l’Etat permettait l’accès à l’économie pour certains clans avec un ruissellement imparfait vers le bas. Depuis 2011, chaque bout de l’Etat est devenu une entreprise mafieuse, un service public géré par un intérêt privé, celui du fonctionnaire ou de l’acteur politique en capacité de mettre la main dessus. Tout dépositaire d’une signature est en capacité d’être un service public géré privativement. Hier on a découvert que certains vendaient des moteurs d’avions pour leur compte. Poser devant une prise de drogue pour espérer devenir ministre est une gestion privative de l’aura que procure un poste public.
Après le 25 juillet une nouvelle classe politique va inéluctablement sortir des profondeurs pour aller réclamer sa place à la table du partage de ce qui reste de la dépouille. Il ne faut pas se méprendre, la constitution du Président va avoir un coût, même si demain il devait décider de ne pas payer la classe politique qui va naitre de l’application de sa constitution.
Faire fonctionner un Etat, c’est dépenser, c’est capter une part de la richesse pour faire fonctionner la machine étatique espérant que la bonne gouvernance et la règle de droit puissent générer, par un mouvement vertueux, une paix sociale, une stabilité propices aux affaires et à l’économie. Mais croire que par le simple fait d’appliquer une constitution, la richesse d’un pays va augmenter, c’est prendre les vessies pour des lanternes. Tout changement politique, toute transformation institutionnelle est une dette, une créance sur l’avenir. Elle se payera, elle doit se payer à un moment ou autre.
Faisons un simple calcul.
Une constitution crée des droits et en retire d’autres. Prenons l’article qui souligne la distribution des fruits des richesses sur les populations. Cet article créera des droits opposables. Des droits que l’Etat se doit de réaliser au profit de certains qui doivent recevoir, selon une clé de répartition les richesses en question.
La constitution de Ghannouchi de 2014 a crée une classe de parasites en mettant en place le système indemnitaire pour des supposées victimes. Les droits, garantis par la constitution et instaurés par elle, ont fait déplacer la richesse d’un côté vers l’autre du système social. Résultat 673 000 fonctionnaires, des indemnisations qui se comptent par milliards sur un temps long, plus de deux ou trois générations, soit presque 60 ans au moins avec des effets de glissement d’année en année. Ecrire un article d’une constitution, c’est prendre un rendez-vous avec l’avenir.
Au bout de onze années et sept mois, il est temps de dire que la politique est une science, ça s’enseigne dans certaines écoles, dans certains pays, il n’y en a pas beaucoup, les instituts d’études politiques en France, la Kennedy School de Harvard, la School of Foreign Service à Georgetown. Quelques instituts d’administration publique.
Or, depuis 2011, on a fait affaisser en Tunisie la fonction de gouverneur, presque n’importe qui peut ambitionner le devenir, pour peu qu’il se poste dans un carrefour, un gourdin à la main, qu’il prenne la posture du batteur, et le voilà promu à l’habit bleu-marine aux lauriers.
Il y a quelques semaines, je suis tombé sur la photo d’un des nouveaux gouverneurs, accueillant le président revenant de l’étranger, la vue de son képi en disait long sur son passé de batteur. Le képi posé sur la pointe de la tête en arrière, la visière sur le haut du crâne, elle qui doit être positionnée en usant de la largeur de doigts à l’horizontale depuis l’arcade sourcilière.
La séance du képi et de l’uniforme rituels fondamentaux des débuts d’un gouverneur ont été certainement escamotées. C’est un détail, mais la politique commence d’abord avec les rituels et les détails et s’enracine avec la science.
Taoufik BOURGOU
Politologue, chercheur au CERDAP2, sciences po Grenoble