Par Abdelaziz KACEM
-
Longtemps feutrée, la guerre entre Montplaisir et Carthage est enfin déclarée.
-
Le roi est nu et l’on continuera de nous asséner l’exemplarité de notre démocratie, notre modèle « révolutionnaire »…
-
Cela fait deux lustres qu’on caresse la racaille dans le sens du poil.
Résumons. Ennahdha recule à chaque échéance, mais reste le premier parti. Depuis le démantèlement de la Troïka, elle n’a plus les rênes de la Kasbah en main et ne s’en console pas. Mais Cheikh Rached, retors et fin manœuvrier, a toujours su infiltrer l’attelage. Flairant le point faible de chaque chef de gouvernement, il a constamment ourdi, manipulé. Il a même terrassé feu BCE et disloqué Nida, son parti que l’on croyait invulnérable.
Ayant largement noyauté l’administration et surtout la Justice, il est au courant de tous les dossiers douteux. Il savait, dès le départ, qu’Elyes Fakhfakh, candidat de Carthage, était en situation de conflit d’intérêts. Maître-chanteur, il voulut l’assujettir aux intérêts, plus sordides, de son clan. Fakhfakh se rebiffe. On connaît la suite.
Mais le président de la République manœuvre et reprend l’initiative. Il prône la constitution d’un gouvernent de technocrates. Mince, alors ! Ne plus avoir de ministres « politiques », au moment même où Seif Makhlouf et Iyadh Elloumi se préparaient à bénéficier eux aussi des prébendes.
Les trop longs débats sous la voûte, à l’occasion du vote de confiance sollicité par le nouveau gouvernement, ont donné lieu à des diatribes des plus virulentes contre le chef de l’État et de son entourage. Longtemps feutrée, la guerre entre Mont Plaisir et Carthage est enfin déclarée. Lors de la cérémonie de prestation de serment des nouveaux ministres, le président de la République répond à ses détracteurs d’une manière plus véhémente encore. Il dénonce le « mensonge », la haute « trahison », l’inféodation au « colonialisme » et au « sionisme », ce qu’il promet d’étaler, sous peu, au grand jour. De cet échange indigne d’une Tunisie, trois fois millénaire, la République ne sort nullement grandie. Bourguiba avait pour leitmotiv « Haybat al-dawla ». Le roi est nu et l’on continuera de nous asséner l’exemplarité de notre démocratie, notre modèle « révolutionnaire »…
Positivons. L’ARP a fini par accorder à Hichem Mechichi sa faveur, non sa confiance. Nous n’en sommes pas à une contradiction près. Cette réserve impuissante, le nouveau chef du gouvernement n’en a cure. Nul n’est dupe. Du côté du perchoir, on mystifie. D’une Bérézina, Cheikh Rached s’invente une victoire. Selon lui, la preuve est faite que c’est le Parlement, et nulle autre instance, qui fait et défait les gouvernements.
Ghannouchi ne saurait être soupçonné d’avoir entendu parler de Georges Clémenceau. D’instinct, il lui emprunte cette assertion : « Quand les événements nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs. »
Il n’a fait, à vrai dire, qu’éviter le pire à son groupe parlementaire. En courant le risque d’une dissolution de l’Assemblée, Ennahdha savait qu’elle serait le grand perdant des élections législatives anticipées et que son ennemie mortelle, Abir Moussi, en serait la triomphatrice. L’intervention de celle-ci à l’adresse de Mechichi était simplement magistrale.
Dans son délire, le chef de file des salafistes a surtout affirmé ne pas craindre de nouvelles élections. Je le crois, quand il prétend que son parti en sortirait plus fort. Je connais son électorat. L’aphorisme latin, « asinus asinum fricat », s’y appliquerait parfaitement.
Jusqu’au prochain coup fourré, souhaitons de la chance, à M. Mechichi, beaucoup de chance ; il en a rudement besoin. L’idéal serait de tout recommencer, de ramener le pays à la situation, bien que déjà mauvaise, qui prévalait, il y a dix ans. Mais ce serait essayer de faire pousser des poires sur un saule.
Alors, M. le CDG, personne ne vous demande des miracles. Aujourd’hui, seule la laïcité peut en faire et nous n’en sommes pas là. Concentrez plutôt vos efforts sur trois urgences, banales en temps normal, mais ô combien ardues en ces temps chaotiques : faire rouvrir la vanne d’El Kamour, redémarrer la CSG, réduire l’insécurité dans nos rues. Cela fait deux lustres qu’on caresse la racaille dans le sens du poil.
Il est trop tôt d’émettre un quelconque jugement sur les membres du nouveau gouvernement. Accordons-leur un préjugé favorable. Un mot, peut-être, sur le malchanceux ministère des Affaires culturelles. J’eusse aimé qu’une rallonge fût accordée à Chiraz Laâtiri. Elle connaît parfaitement le département, ses besoins, ses contraintes. Elle a de l’imagination, du savoir-faire, des projets prometteurs. J’espère qu’elle maintiendra bien vive sa flamme. Elle est désormais en réserve de la République…
Cela dit, je souhaite du succès à son successeur. À peine nominé, il rétropédale, prend Dieu à témoin qu’il préfère rester à son sacerdoce, entouré de ses étudiants et préserver sa « chasteté » (Ta‘affuf), vis-à-vis du pouvoir. C’était très sage et le CDG en prit acte, mais sans compter avec la force de persuasion du Président de la République. Au cours de l’audience accordée à l’hésitant, en ferveur partagée, KS reçut des mains de son désormais protégé un Coran en braille.
Nous suivrons attentivement l’action de M. Walid Zidi. D’ores et déjà, nous le mettons en garde. Il va gérer le plus ingérable des portefeuilles. Désargenté, il doit cependant subventionner des « quémandeurs jamais satisfaits », artistes, créateurs, et autres soupirants des muses, qui courent les scènes, les rues, les cafés, les officines. Et ce beau monde n’a pas la langue dans sa poche.
Deuxième avertissement. N’est pas Taha Hussein qui veut. Quand ce dernier accéda, en 1950, au poste de Ministre de l’Éducation, il avait soixante-et-un ans, une œuvre abondante et son aura dépassait le domaine arabe pour rayonner en Europe même. Paul Valéry, André Gide, Jean Cocteau, Jean Grenier, Gaston Wiet faisaient partie de ses amis. La Sorbonne l’a proposé au Nobel de la Littérature. Parmi ses ouvrages les plus importants, « Moustaqbal al-thaqâfa fi Misr » (L’Avenir de la Culture en Égypte). Nous y reviendrons.
A.K.