Pr. Karim Ben Kahla
Le débat portant sur le Professeur Raoult – qui aime répéter qu’il enseigne l’épistémologie- et la chloroquine – est un débat sur le statut de la preuve scientifique, les pratiques des chercheurs, le rôle des médias et le monopole de certaines revues sur la production des «vérités scientifiques» et donc, les décisions « politiques ».
Un débat passionnant et aux enjeux planétaires. Certains s’amusent des attitudes et des réponses des uns et des autres. D’autres s’interrogent sur la capacité des médias et des grands laboratoires pharmaceutiques à manipuler les gens. En réalité, cela va beaucoup plus loin. Les enjeux pour la santé humaine, pour les économies mondiales, pour la recherche scientifique, etc. sont immenses. Pour le chercheur en gouvernance et le passionné d’épistémologie qu’est votre humble serviteur, cela donne énormément de matière à penser.
Mais alors que la médecine (science réputée relativement « exacte » ou du moins basée sur les «lois de la nature ») est conduite à douter et à s’interroger sur ses méthodes et ses certitudes, les sciences sociales, et notamment l’économie, continuent de se répéter et d’asséner des vérités comme si de rien n’était.
Pire, lorsqu’ils ont voulu donner ses lettres de noblesses à ce qui serait une forme d’hétérodoxie, les sages de la Banque de Suède, sont allés attribuer leur prix Nobel, à Cécile Duflot, une économiste dont le principal mérite serait de s’inspirer des méthodes expérimentales de la médecine. On entrevoit là, les risques et les limites non pas de l’interdisciplinarité, mais du mimétisme disciplinaire.
Pourtant, la Covid nous semble porter les prémisses ou du moins la possibilité d’une « rupture paradigmatique », un changement radical au niveau de nos représentations et de notre «théorie de la science » (et rien n’est plus important que notre « théorie de la science » ! Sans cette théorie, point de « société de la connaissance », ni « vision » pour l’université, ni positionnement technologique)
Déconnectée du réel « ordinaire », une certaine façon de penser l’économie nous semble en partie responsable de la situation actuelle et en tout cas particulièrement inapte à répondre à la « crise extraordinaire » de ce réel.
S’ils s’empressent de proposer un changement du « modèle de développement économique », rares sont les économistes qui s’interrogent sur le réalisme des hypothèses et la pertinence des paradigmes qui permettent de penser celui-ci. On reste alors dans la rhétorique ou dans des banalités chiffrées, sans aucune profondeur historique ni épistémologique et sans aucune prise sur le réel que les modélisations sont supposées cerner.
Le changement de l’économie « réelle » passe nécessairement – et tout d’abord – par un changement dans la façon de penser cette même économie. L’essentiel de l’ « écosystème » des entreprises, c’est la façon de penser (intellectuellement et non seulement « intuitivement ») ces entreprises et cet « écosystème » (et donc l’économie).
Or, au vu de la pauvreté épistémologique, philosophique, sociologique, historique et critique de la recherche et de l’enseignement de l’économie et de la gestion en Tunisie et au vu également de la très faible culture générale des étudiants et de l’extrême platitude des programmes d’enseignement (et cela commence dès le lycée), nous craignons que la réflexion sur la sortie de « crise » du réel, ne nous enfonce davantage dans celle-ci.
Un véritable cercle vicieux occulté par le jeu des médias et de l’expertise (un peu ce qui se passe avec le Professeur Raoult).