Par Anis Wahabi
- Entre Saïed transformé en jeune scout, Ghannouchi déguisé en ‘Dey’ et Fakhfakh sans pouvoir à La Kasbah, le flou est total
- Multiplication des affaires et des négligences, l’amateurisme est flagrant !!!
- Aucun modèle de prise de décision n’est développé dans le pays : On est à côté de la plaque…
Quatre mois après le déclenchement de la crise, les médecins se retiennent de crier victoire, mais espérons qu’ils le feront sans tarder. Les économistes, quant à eux, vivent le calvaire de leur vie, faute d’éléments précis sur l’estimation des impacts de la crise et en l’absence d’idées claires sur les solutions de sortie.
Si la crise a fait quelque chose de bien, c’est qu’elle a pu faire dévoiler tous les vices cachés, les dysfonctionnements et les incohérences de la politique publique. Aucun pays n’a été épargné, ce qui justifie une évaluation objective de notre cas, loin de toute accusation de critique destructive.
Pourquoi faire l’évaluation maintenant? Ne serait-il pas judicieux d’attendre la fin de la crise? A mon avis non, parce qu’à ce moment là, nous serons tous pris par le quotidien et appelés par le naturel à consacrer le statu quo; et c’est aux moments de crise que les changements profonds se dessinent.
Voilà ce que j’ai pu collecter comme constats. La liste pourrait être complétée.
Le pays n’est pas gouverné par son gouvernement. Peut-être que le pays continue à être la victime du phénomène « d’ingouvernabilité », étant la situation de confusion entre les pouvoirs, l’œdème qui a frappé les différentes structures (politiques, syndicales, administratives, société civile, entreprises, citoyens). Mais ce qui est sûr, le pouvoir n’est pas à la Kasbah, mais ailleurs. Repenser le modèle de gouvernance serait, donc, une urgence pour éviter le blocage institutionnel.
Personne ne connaît son rôle ou ne l’assume pas. En ce qui concerne ceux qui ne connaissent pas leur vrai rôle, je cite notamment les organismes, syndical et patronal qui se mettent dans la peau de définisseurs de la politique publique, sans avoir ni les compétences ni les données nécessaires.
C’est aussi le cas des médias qui se transforment tantôt en tribunaux, tantôt en organisateurs des services publics et amalgament les plateaux de football et les prescriptions sanitaires et les débats économiques.
C’est aussi le rôle de la société civile qui veut remplacer l’Etat, et l’Etat lui-même qui veut se substituer au pouvoir local des communes, et la liste est longue. En ce qui concerne ceux qui n’assument pas leur rôle, un seul exemple est suffisant tellement il est flagrant, c’est celui de la CNSS. Cet organisme est censé gérer les allocations sociales, il perçoit tout au long de la vie de l’entreprise et de la carrière du travailleur une cotisation dont une partie est réservée à la prévoyance sociale. Il détient la base de données la plus complète du pays dans ce domaine.
C’est ce même organisme qui serait chargé de verser les indemnités en cas de crise ou de chômage technique et c’est justement, cet organisme qui a déserté le champ de bataille àa l’heure du combat. Face à cette carence, je me demande quelle serait l’utilité de la CNSS et comment justifier les appels à cotisation dans l’avenir.
Le modèle de gouvernance est flou et inadapté: c’est le premier constat qui saute aux yeux en regardant le journal de 20h. Entre les activités du président de la République transformé en jeune garçon scout et le président de l’ARP déguisé en ‘Dey’, l’image du pouvoir en Tunisie est embrouillée.
A voir aussi la querelle entre la ministre de justice et le conseil supérieur de la magistrature, on se demande si l’intérêt du pays qui est mis en avance ou bien qu’on assiste à un autre chapitre de la dictature de l’ego.
L’Etat ne connaît pas ses enfants: on se rend compte enfin de l’importance de l’identifiant unique. Parce qu’on s’est heurté à toutes les difficultés pour distribuer les aides sociales, on n’est même pas arrivé à identifier les nécessiteux (en dehors d’un recensement des familles pauvres non exhaustif et peu fiable du ministère des Affaires locales).
L’Etat ne connaît pas, non plus, les entreprises, les petits métiers, les forfaitaires, etc, ce qui a fait qu’on n’a pas compris leurs problèmes pour trouver les vraies solutions. Ce qui a fait aussi qu’un pourcentage minimes de ces entreprises se sont vu aidées par la médiocre somme de 200 dinars. Les statistiques et les bases de données sont l’essence même de la politique publique.
Pas de bases de données, pas de politique publique et place à l’improvisation et au tâtonnement.
Aucun modèle de prise de décision n’est développé dans le pays: la politique publique nécessite aussi des capacités de modélisation et d’évaluation des mesures. Dans ce chapitre, il est évident qu’on est à côté de la plaque. Ne serait ce que pour la fameuse aide de 200 dinars dont personne ne peut expliquer comment le montant a été déterminé et sur quelle base.
Il est légitime de se poser aussi la question si les 200 dinars auraient suffi à celui qui les a décidés. Pour les statistiques, nous nous rappellerons longtemps de la réponse du ministre de la Santé à la question toute simple d’une journaliste sur le nombre de places dans les hôpitaux : « je vous répondrai demain ».
Un nivellement vers le bas généralisé: toujours concernant l’histoire des 200 dinars, le montant, équivalent à moins de 70 euros, est révélateur d’un état d’esprit de bas de gamme, de pauvreté intellectuelle avant qu’elle soit matérielle et d’une sous estimation étonnante aussi bien que réelle de la question de pauvreté en Tunisie.
Il n’est pas utile de payer des impôts en Tunisie, parce qu’à la première épreuve de l’utilité de l’impôt, on s’est pressé d’indemniser les mauvais contribuables comme les forfaitaires qui représentent 55% de la population des entreprises et qui contribuent à hauteur de 0,5% des recettes fiscales.
Aucune référence aux efforts fournis par les bons contribuables, aucune indemnisation basée sur les impôts payés. Dans ce chapitre, nous avons raté une grande occasion pour ancrer une réforme fiscale de fond.
Absence de plan de reprise après sinistre : le ‘desaster revovery system’ n’existe pas et tout se fait à l’improvisation. Aucune procédure écrite, aucune base de données à jour, une fiche de description des tâches. La Tunisie était bien meilleure dans les années 80 que maintenant.
Le pacte social repose sur un faux consensus, en situation d’équilibre instable et d’un biais de représentativité fatal. Il fallait juste revenir au décret-loi numéro 2, la réaction du SG de l’UGTT et la manœuvre de rétraction de l’UTICA. Parfois, une petite photo dit mieux que mille mots, dans ce cas, je préfère la photo de signature de l’accord tripartite sur une table basse, aussi basse que le niveau de consensus dans le pays.
La confusion entre le monde politique et celui des affaires: Ce qui s’est passé en Tunisie est extraordinaire. Un dossier de soupçon de corruption, concernant l’affaire des 2 millions bavettes, s’éclate contre le ministre de l’Industrie, membre d’un gouvernement issu d’une coalition gouvernementale.
Dans la semaine, des discussions contradictoires sont partout dans les médias, un organe de contrôle sous l’exécutif est saisi du dossier, le parquet est saisie aussi. Un chef de gouvernement qui défend son adjoint, des parties politiques qui dénoncent publiquement, une chambre syndicale qui défend son disciple. Ça aurait dû être un rêve, il y a dix ans.
La Tunisie ne va pas seulement vaincre la crise sanitaire et économique, la Tunisie ira loin dans le développement. Il manque seulement le bras de suspension de la machine: une distinction nette entre le monde politique et le monde des affaires et une régulation sans faille de la question de financement de la vie politique.
Le choix de la décentralisation n’est pas vraiment confirmé : nous avons assisté à un chef de gouvernement très jaloux de prérogatives qu’il ne détient pas. Si la volonté de tout contrôler est justifié par l’ampleur de la crise, ceci ne peut en aucun cas occulter le pouvoir des communes.
Je noterai ici pour l’histoire les propos d’un communiqué du ministère de l’intérieur qui voulait que les « hauts cadres du pouvoir régional » soient l’Omda et le délégué. Cette expérience a montré que le chemin de la décentralisation est encore très long. Et ça se passera essentiellement dans les têtes.
La digitalisation: un besoin vital, un retard énorme, une carence dans la gestion du projet. Je n’ai rien à ajouter.
La communication ne s’improvise pas, c’est un métier et un art qui conditionne la réussite de la gestion des crises et la conduite des changements. De l’affaire des 2 millions bavettes, à l’affaire des mères confinées, du discours des « sacrifices » annoncées par le chef de gouvernement sans suite, et des « dons obligatoires », du point de presse sur les mesures de déconfinement, des fuites faites par le syndicat de l’enseignement sur le sort de l’année scolaire, l’amateurisme est flagrant.
Il n’est pas visionnaire qui veut.
A.W