Tawfik. Ch. Bourgoui
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Macron est venu à Djerba pour solder un compte, tourner une page qu’il avait commencé à plier lors de son premier mandat
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La France, contrairement à ce que pensent beaucoup, ne se sent plus dans l’obligation de garder les privilèges de relations que d’autres refusent/
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Le contentieux majeur entre le France et les pays qui parlent totalement ou partiellement le français, c’est l’immigration clandestine. C’est le seul
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Pou Kaïs Saïed, accueillir et organiser un tel sommet était pour lui une dissonance intellectuelle
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La Tunisie s’est enfermée dans un «révolutionnarisme» de pacotille, un répulsif pour les investisseurs et pour la performance. Progressivement, le pays, semble s’enfermer
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Les prochaines élections législatives vont éloigner la Tunisie un peu plus des standards d’une attractivité positive non pas fondée sur la vente de ses ressources, mais sur la valorisation de ses talents
TUNIS – UNIVERSNEWS Une phrase malheureuse prêtée à Pierre de Coubertin trouve tout son sens pour le sommet de Djerba : « L’important c’est de participer » aurait-il dit. Un peu comme à la coupe du monde de football, la Tunisie joue les petits bras, l’invité surprise, la présence sympathique, rarement l’acteur central. Avec les allocutions d’ouverture et de clôture des travaux du sommet de Djerba elle a joué à s’entendre parler et à poser des poncifs éculés des années 1970, sympathiques, tiers-mondistes mais terriblement inefficaces. Dans les discours il n’y a rien à analyser, rien à lire, ils resteront pour l’histoire des anecdotes et des galéjades.
Sur le fond du sommet et à lire entre les lignes.
Le Président Macron est venu à Djerba pour solder un compte, tourner une page qu’il avait commencé à plier lors de son premier mandat. Par bribes on comprend d’ores et déjà que la relation entre la France et nombre de pays ne sera plus la même dans ce qui s’ouvre au niveau global avec la quasi-défaite russe et la repolarisation du monde. La francophonie heureuse et ouverte comme la mondialisation heureuse sont finies. C’est un cycle qui se termine.
Quand le président français évoque le recul de l’usage du français, il fait un constat sans s’alarmer de la chose. Après tout, beaucoup de pays vivent sans avoir le besoin de voir leur langue en expansion, cela ne nuit nullement à leur rayonnement, ni à leur puissance. Les pays ne payent pas pour qu’on parle leurs langues, il est d’ailleurs ridicule de le faire.
Pourquoi faudrait-il que la France paye pour qu’on parle sa langue ?
Politiquement, il peut être moins coûteux et plus efficace d’aller vers des formes de coopération avec des pays où pourrait exister un affectio societatis, c’est-à-dire une envie mutuelle de partage de valeurs communes qui ne gomment rien des particularités que de rester dans le huis clos du ressentiment et de la demande de la contrition. Voilà ce qui semble avoir échappé à beaucoup de commentateurs et d’analystes.
Or, depuis des années, on note froidement la volonté de certains pays francophones d’aller vers d’autres aventures et d’autres rattachements. La France, contrairement à ce que pensent beaucoup ne se sent plus dans l’obligation de garder les privilèges de relations que d’autres refusent. C’est une règle de l’histoire. Ceci s’accompagne aussi par le fait de ne plus avoir à juger ce que les autres font chez eux. Ni leçons, ni ingérences à l’heure où les destins se séparent. C’est ce qui a été dit entre les lignes à Djerba et devrait être compris ainsi.
La France et l’Europe sont devant un chantier de refondation d’une «communauté de valeurs» à l’heure où à l’Est, toujours selon leur vision, est apparue une menace bien plus dangereuse que celle qui se faisait ressentir au sud. Déjà, bien avant l’invasion russe de l’Ukraine, la France avait entrepris de diminuer sa présence militaire en Afrique. Si certains pays sont tentés par une autre orientation de leurs relations ils en ont la liberté. C’est le message qui a été délivré de longue date et qui par bribe a été souligné à Djerba. En réalité, le contentieux majeur n’est plus dans le legs colonial, trois générations après les indépendances, il ne reste plus rien. Le contentieux majeur entre le France et les pays qui parlent totalement ou partiellement le français, c’est l’immigration clandestine. C’est le seul dossier qui amène la France et l’Europe à agir pour que les Etats ne s’effondrent pas au sud de la Méditerranée. Rien de plus.
Un autre point a été souligné, l’allocution de Zelinsky au sommet de Djerba est venue rappeler à beaucoup, tentés par considérer la Russie dans son droit de rayer l’Ukraine de la carte, que le monde est construit autour de fondamentaux. La France a très certainement imposé une telle présence, c’est aussi porteur de sens. Plus que jamais, le monde se réorganise à l’aune de cette crise. Beaucoup ne semblent pas avoir compris le symbole.
Le paradoxe tunisien
Le sommet de Djerba est un legs de la Présidence Béji Caïd Essebsi qui avait réussi à redonner un certain lustre à la diplomatie tunisienne, mais de courte durée. Il n’est de secret pour personne que l’actuel Président de la République n’a pas d’appétence particulière pour l’espace francophone, ni pour l’Europe, encore moins pour le monde occidental. Son référentiel le porte vers l’Orient, le monde arabe et l’arabisme militant de la grande époque.
Accueillir et organiser un tel sommet était pour lui une dissonance intellectuelle. En échos à cela, une lame de fond qui traverse la société, la classe intellectuelle tunisienne concernant l’usage du français. Le pays n’est plus francophone au sens de la pratique de la langue, cela ne date pas d’hier. Cela date précisément de la période Mzali. La présence de la langue française est de plus en plus anecdotique. La pratique par les étudiants qui tentent l’aventure des études en France, notamment dans la discipline scientifique qui est le nôtre est très faible, souvent indigente.
Paradoxalement, malgré l’effacement progressif du français, depuis 2011 tous les discours politiques se sont faits contre la référence francophone. Cela rappelle ce qui se passe dans d’autres pays qui ne manquent pas une occasion pour faire état de la fin de la langue française dans leurs écoles et universités alors qu’ils sont arabophones depuis leurs indépendances. En fait la Tunisie s’est orientée vers cette voie de perte progressive de la pratique d’une langue qu’une partie de l’élite dénonce à longueur de journée, alors qu’elle est en voie de disparition totale. Mais le paradoxe veut cependant que pendant que la langue de Molière est combattue en Tunisie, le nombre de Tunisiens tentés par une immigration en France ne cesse d’augmenter. Alors que ses intérêts la portent (encore) vers l’Europe, la Tunisie se coupe de plus en plus de sa géographie et joue l’identitaire.
Après le TICAD, la Tunisie rate encore une occasion.
Les péripéties de la TICAD, comme la lecture entre les lignes de ce qui a été dit et vu à Djerba montrent que la Tunisie n’est pas en capacité de jouer ses intérêts économiques immédiats, ni la volonté de faire partie d’un espace de performance et de développement à proximité de l’Europe. En clair, l’identitaire en référence parasite l’efficacité économique, la recherche de l’insertion dans un vrai espace euro-méditerranéen où l’axe principal serait la recherche d’une vraie attractivité, le dépassement d’un modèle économique totalement obsolescent, pour sortir enfin de la posture du pays fragile, endetté et dépendant de la générosité des voisins. Ce que les responsables politiques oublient c’est que faire partie d’un tel espace suppose non seulement une ouverture, mais aussi un système d’enseignement performant, fort en capacité d’attirer les talents et en capacité d’attirer les investisseurs. Au lieu de cela, le pays s’est enfermé dans un «révolutionnarisme» de pacotille, un répulsif pour les investisseurs et pour la performance. Progressivement, le pays, semble s’enfermer dans une posture passéiste, identitaire lassante y compris pour les meilleurs talents qui quittent le pays par milliers.
Les sommets internationaux sont des moments où un pays vend ses talents, ses atouts, montre sa capacité à passer un cran et à proposer pour un espace régional une capacité à devenir un centre et partenaire. Or, depuis dix ans, la Tunisie s’enfonce dans la périphérie, dans la marge.
Les prochaines élections législatives vont l’éloigner un peu plus des standards d’une attractivité positive non pas fondée sur la vente de ses ressources, mais sur la valorisation de ses talents. Une assemblée qui sera la voix de la revanche, de la surenchère et de l’incapacité est sur le point d’être élue. Les lois qui en sortiront seront à l’image de sa composition.
Les sommets se suivent et se ressemblent, aussi décevants les uns que les autres. Il est malheureux de prédire que petit à petit le pays perd la capacité à attirer ces évènements internationaux majeurs en glissant vers la pénombre.
T.B.
* Politologue, Chercheur au CERDAP2, Sciences Po Grenoble.