Tawfik Bourgou*
-
L’espace africain n’est qu’un champ de confrontation entre les ambitions de l’Algérie de mettre la main sur les Etats remparts (où ils classent la Tunisie) et les ambitions du Maroc de rendre irréversible le retour du Sahara dans le giron marocain
-
L’Europe est en train d’être balayée de la zone Afrique à une vitesse insoupçonnée et la France est en train de tout réévaluer à l’aune d’un simple calcul coût-bénéfice
-
Pour l’heure, pour la Tunisie, l’Afrique a un coût exorbitant à tous les niveaux, pour un retour sur investissement nul, voire négatif
-
Depuis douze ans la Tunisie se gargarise d’illusion les unes aussi bêtes que les autres : l’argent du Qatar qui va couler à flots, le marché libyen d’où la Tunisie a été balayée par les Turcs, les Egyptiens, par les frères de l’ouest et par les Italiens.
-
L’illusion africaine est comme toutes les autres messes organisées pour aider la Tunisie.La prière est glorieuse, parfois il y a même des embrassades, le résultat tardera encore, un peu.
TUNIS – UNIVERSNEWS Quand l’ancien président provisoire, nommé par l’assemblée dominée par l’islam politique en lien avec les frères musulmans a ouvert les frontières tunisiennes à toutes les immigrations et à l’envoi de djihadistes en Syrie, peu de voix se sont élevées contre ce qui allait devenir une catastrophe majeure. Lorsque le gouvernement Chahed accentua encore plus l’ouverture, à l’unissons la classe politique et le monde des « affaires » a applaudi à l’ouverture sur un eldorado, qui d’ailleurs n’était pas fermé. Il suffit pour cela de voir le cas des quelques entreprises tunisiennes qui avaient arraché quelques miettes en Afrique. A l’unissons tous ont loué la méthode marocaine d’implantation en Afrique dont beaucoup ne comprennent ni la logique ni la réalité.
L’expérience marocaine
L’action du Maroc en Afrique n’est pas d’abord une action économique, elle est stratégique et militaire d’abord. Est-il nécessaire de rappeler l’aide prodiguée par le Maroc pour sauver le pouvoir de Mobutu au Zaïre au moment de l’insurrection de Kolwezi ? Il faut se souvenir du contexte et de la présence politique continue. On ne peut oublier toutes les autres actions stratégiques (au sens militaire du terme) entreprise par le Maroc dans le cadre d’un jeu de confrontation directe avec l’Algérie dans l’espace africain, afin de faire valoir ses intérêts sur le dossier des départements sahariens (qui d’ailleurs historiquement appartiennent au Maroc, il suffit de consulter les cartes et de faire une géohistoire). La stratégie marocaine en Afrique subsaharienne utilise l’économie dans le cadre d’un containement de l’Algérie dans la profondeur africaine du Maroc. Il est vrai que le Maroc a été stratège à plus d’un titre, mais le prix de cette stratégie est assez exorbitant, même si le résultat diplomatique est à la hauteur de ce qu’il souhaitait.
Néanmoins, sur le plan économique, même si le Maroc est présent, il est loin derrière la Chine, les pays européens et même de la Russie dans certains secteurs. Ce n’est pas leur faire injure que de le dire. La surface financière n’est pas la même, les engagements militaires des pays d’Asie et d’Europe en faveur des pays de l’Afrique riche (pas tous les pays d’ailleurs) ne peuvent être contrebalancés par le Maroc. Ce dernier ne fabrique pas d’armes, n’a pas les capacités de maintenir des contingents à l’extérieur.
C’est le bras fer entre le Maroc et l’Algérie qui explique aussi la soudaine générosité de l’Algérie vis-à-vis des pays de l’Afrique Subsaharienne qui coïncide étrangement avec la tournée de Macron en Afrique riche et coïncide avec le lynchage de la Tunisie pour avoir fait valoir son droit souverain à tenir ses frontières.
Cette générosité soudaine coïncide aussi avec la recrudescence des tentatives d’intrusion sur le sol tunisien d’immigrés clandestins subsahariens depuis les frontières nord-ouest de la Tunisie. Pour s’en convaincre, il suffit de poser sur la carte une frise chronologique et pointer les lieux de tentatives d’intrusion.
Dans le bras de fer algéro-marocain, l’espace africain n’est qu’un champ de confrontation entre les ambitions de l’Algérie de mettre la main sur ce que les militaires algériens appellent les Etats remparts (où ils classent la Tunisie, pour information) et les ambitions du Maroc de rendre irréversible le retour du Sahara dans le giron marocain.
L’illusion africaine de la Tunisie
Nous reviendrons dans un prochain article sur la fausse profondeur historique africaine de la Tunisie dont se gargarisent certains nouveaux donneurs de leçons. Politiquement et économiquement, historiquement d’ailleurs, la Tunisie a toujours été peu présente en Afrique. Les raisons sont géographiques d’abord. La Tunisie n’est devenue un Etat du front des instabilités africaines qu’après la destruction de la Libye par la coalition hétéroclite occidentalo-qatarie de 2011. Une destruction que la Tunisie a payé économiquement et qu’elle paye aujourd’hui par une menace vitale pour son territoire ce que ne semblent pas voir nombre de ceux qui vivent de « l’illusion de la fraternité universelle » qu’ils considèrent comme le moteur des relations entre les nations. Leur réveil sera rude, il ne tardera pas d’ailleurs.
Sur le plan économique la Tunisie n’a eu que quelques miettes de cet eldorado africain dont l’avènement a été annoncé pour le début des années 2000 et le voilà renvoyé vers 2050. Les entreprises tunisiennes n’ont aucune chance de concurrencer les groupes géants dans les secteurs considérés comme stratégiques au niveau mondial pour les trente prochaines années et qui se situent en Afrique. Dans ces secteurs (énergies, ressources rares) la prééminence est aux groupes qui peuvent s’adosser à un Etat fort et une armée forte. Croire qu’on peut intégrer ces marchés juste car on a une entreprise est une illusion à laquelle ont succombé ceux qui ont signé les accords d’ouverture des frontières devant la circulation des personnes. Le secteur des métaux rares est dominé par la Chine et la Russie.
D’autres sont entre les mains des Canadiens, des Australiens. Aucun groupe africain et à fortiori aucun groupe nord-africain, ni marocain, d’ailleurs. L’Europe est en train d’être balayée de la zone à une vitesse insoupçonnée il y a quelques années. La France est en train de tout réévaluer à l’aune d’un simple calcul coût-bénéfice.
Notamment le coût économique, sécuritaire, militaire à très court comparé à l’illusion d’un bénéfice à long terme (s’il advient !).
Pour l’heure, pour la Tunisie, l’Afrique a un coût exorbitant à tous les niveaux, pour un retour sur investissement nul, voire négatif. Si on regarde la structure globale des implantations tunisiennes dans les pays africains subsahariens, aucune entreprise n’est opérante dans les secteurs stratégiques dits de la prochaine génération.
Ni dans le lithium, ni dans les terres rares, ni dans le cuivre, encore moins dans les autres métaux. La Tunisie ne possède pas un champion national dans les domaines des énergies, ni dans l’agro-alimentaire secteur sinistré et détruit par les islamistes et la troïka. Quand on se prétend futur acteur d’un marché, il faut d’abord voir ce dont on dispose, l’existant. Or, ce dernier a été détruit par douze années de gabegie, de mauvaise gestion, de syndicalisme qui frise l’irresponsabilité. L’eldorado africain est une illusion qui ressemble à cette fièvre de l’or que les conquistadores ont connu et qui se sont perdus en entrant dans une jungle d’où ils n’ont jamais pu sortir (Voir le film Aguirre ou la colère de Dieu).
Depuis douze ans la Tunisie se gargarise d’illusion les unes aussi bêtes que les autres : l’argent du Qatar qui va couler à flots (on se demande pourquoi un pays verserait de l’argent pour un pays étranger), le marché libyen d’où la Tunisie a été balayée par les Turcs (pourtant frères musulmans comme Ghannouchi), les égyptiens (d’autres frères), par les frères de l’ouest, par les italiens.
Le marché africain est la dernière illusion à la mode brandie comme le prix à payer pour ouvrir les frontières et devenir le corridor pour une immigration clandestine en direction de l’Europe (ce qui est un geste inamical en relations internationales) et pour accepter de devenir le lieu de toutes les stagnations de tous les pays africains, plus de 54 nationalités dans un pays anémié, appauvri et dont 20% de la population originelle est sous le seuil de pauvreté. Un pays dont les cadres fuient par centaines.
Le monde réel n’est pas un monde de slogans.
Il faut pour certains voir le monde tel qu’il est non pas le voir tel qu’ils aimeraient qu’il soit. Les illusions professées par certains ne les engagent pas eux, malheureusement créent des désillusions qui peuvent envoyer le pays dans une situation encore plus dramatique. En fait, si nous en sommes à ce point c’est parce que les acteurs politiques du fameux Front du salut (d’ailleurs on peut se demander quel salut peut venir d’un tel front !) n’ont pas été mis devant leur bilan, non pas le bilan économique, celui-ci est lapidaire pour eux. Il fallait les mettre devant leur bilan d’illusions et de mensonges répétés sur des prétendues sommes colossales.
Souvenons-nous de Youssef Chahed, tel un conquérant laçant à l’un de ses ministres : «combien avons-nous amassés ?» une phrase aussi bête qu’inutile devant les caméras de télévision. On peut lui répondre : rien. L’illusion africaine est comme toutes les autres messes organisées pour aider la Tunisie. La prière est glorieuse, parfois il y a même des embrassades, le résultat tardera encore, un peu.
Dans les relations entre les nations on ne paye pas d’abord pour attendre la contrepartie. La force c’est d’abord d’obtenir avant de consentir au sacrifice nécessaire. Un exemple illustratif fera comprendre à certains que c’est la règle d’usage. L’engagement américain en Ukraine qui est colossal a été d’ores et déjà payé par l’Ukraine qui abandonne aux Etats-Unis le marché de sa propre reconstruction, celle-ci sera assumée intégralement par un fonds d’investissement américain, le contrat a été signé avant la livraison du premier obus.
La Tunisie s’est engluée dans les bêtises de ses chefs de gouvernements successifs et de son président provisoire, ils ont hypothéqué l’avenir du pays, jusqu’à son existence en contrepartie de mots, de phrases creuses, de slogans, de formules diplomatiques qu’on utilise pour meubler la sémantique des communiqués.
Cela, ils ne l’ont pas vu ou compris, soit en raison de la poursuite de petits buts individuels, soit parce que tout simplement les questions diplomatiques n’ont jamais fait partie de leur cursus universitaires. On ne passe pas facilement de la psychiatrie ou de la gestion agricole à la négociation de haut vol avec de vrais diplomates qui eux, gèrent les intérêts de leurs pays à très long terme.
En diplomatie économique on ne paye pas avant d’avoir obtenu, on obtient d’abord et on choisit de payer ensuite ou de ne pas payer ! C’est à l’inverse du poker.
Mais ceci a échappé à ceux qui sont en train d’enseigner leur expérience tunisienne sur les bancs de Harvard. Il est vrai qu’on peut faire de l’échec une pédagogie afin de ne pas le répéter.
Dans ce cas l’auditoire ne vous considère pas comme le professeur, mais comme l’objet à étudier.
*T.B.
Politologue