Par Anis BRAHAM*
Le débat continue comme annoncé et prévu. Aujourd’hui c’est un éminent banquier de la place qui prend la parole et dresse une vision imagée et pleine de suppositions très réelles tout en se posant des questions à partir de situations imaginées mais fort probables. C’est ce qu’on appelle être visionnaires. Cédons-lui la parole :
« J’emprunte à escient ce titre d’un roman culte du fameux auteur Algérien Yasmina Khadhra qui, par sa tonalité tragi-mélancolique, me donne le ton pour m’interroger sur la destinée de mon pays, sur son devenir une fois ce Covid-19, cette maudite peste des temps modernes, disparu à jamais de la surface de la terre. Je m’interroge d’autant plus quedepuis le soulèvement de mes concitoyens en 2011 (je n’aime pas utiliser le vocable révolution pour des tas de raisons qu’il n’est pas ici dans mes propos d’expliciter) et l’avènement de la 2ème république, notre chère patrie n’a fait qu’accumuler les infortunes en cascade ? Jugeons-en :
– montée des extrémismes de tous bords ;
– montée du terrorisme ;
– économie atone, pour ne pas dire moribonde ;
– crises sociale et politique à répétition ;
– règne de l’incompétence dans les cénacles de décision ;
– suicides et exode des jeunes ;
– déchéance de la morale et des mœurs ;
– fuite des cerveaux ;
– délabrement de l’enseignement public ;
– institutions publiques, dont cellessanitaires,en décrépitude ;
– risque d’embrasement à nos frontières en Libye ;
Et comme si cela ne suffisait pas, voilà qu’une pandémie s’invite, sans crier gare, à la liste des infortunes de mon pays. Une pandémie qui, aussitôt derrière nous, verra très probablement la face du mondecomplètement changée.
Une lecture en filigrane de l’actualité politique dans le monde, à l’heure du Covid-19, ne pourra, en effet, que conforter la prémonition qui est la mienne quant à cette éventualité très probable.
Pour ne citer qu’un seul exemple, ô combien chargé de sens, je me limiterai aux images qu’on a vues récemment à la télévision, diffusées depuis à grande échelle sur les réseaux sociaux, montrant un Président italien, silencieux mais déterminé, en train d’ôter de la potence placée derrière son bureau le drapeau européen et le remplacer par celui italien.
Il serait, à mon sens, naïf, voire niais, de croire que par cet acte, celui-ci a seulement voulu exprimer, sous nos yeux, une déception et un dépit de circonstance. Voire afficher un acte de protestation, aux confins des usages diplomatiques certes, à l’adresse de ses voisins européens qui,par une passivité coupable et une impuissance inhabituelle trahissant l’état d’une Europe affaiblie, voire désunie, ont laissé périr ses compatriotes sans porter à son pays le moindre concours, ni lui exprimer sincèrement la moindre compassion. Cependant que la Chine lointaine, premier pays à être touché par l’épidémie, ne s’est pas, elle, fait prier,à peine débarrassée du joug viral, pour le faire. Et, qui plus est, de la plus efficace des manières ! Tout un symbole.
Cela me conduit donc légitimement à formuler, non sans quelque inquiétude, les interrogations que voici : Qu’adviendra-t-il de mon pays si, après que le Covid-19 eût disparu de la surface de la terre, l’union européenne venait à se disloquer et que des nationalismes républicains d’extrême droite, relent d’une époque qu’on croyait révolue, venaient à s’installer pour y gouverner chacun dans son pays? Chacun de son côté en solo ?
Mon pays pourra-t-il alors continuer à commercer avec cette future nouvelle Europe comme il l’atoujours fait jusque-là à la faveur des accords en vigueur? Pourra-t-il continuer encore à se prévaloir des maigres privilèges que cette Europe, partenaire de longue date, lui a consentis jusqu’ici ?
Mes compatriotes pourront-ils continuer à s’y rendre, comme par le passé, pour faire des affaires, étudier, travailler ou même passer des vacances ?
L’Union européenne aura-t-elle la même influence (économique, politique, voire culturelle) sur nos pays de la rive sud de la Méditerranée ou sera-t-elle supplantée, une fois la pandémie passée, par d’autres puissances ? En somme, les relations internationales auront-elles la même allure ?
Nul ne le sait avec certitude à vrai dire, mais il se pourrait bien que les changements prennent une tournure qui ne soit pas nécessairement à l’avantage de mon pays. Des changements qui viendraient probablement allonger, encore plus, la liste de ses infortunes.
Mon pays risquera-t-il alors de se transformer en un olympe d’infortunes ? Des infortunes inextricables qui plus est ?
Beaucoup me répondront que, riche d’une histoire trois fois millénaire, notre pays dans lequel ont essaimé plusieurs cultures et civilisations à travers les époques qui ont jalonné son existence et l’ont enrichie, et qui a enfanté les Habib Bourguiba, Mongi Slim, Habib Thameur, Taïeb Mhiri, Ali Belhaouene, Abderrahmane Tlili, Tahar Ben Ammar, figures nationales de proue et bâtisseurs de la Tunisie moderne, saura se départir de ses infortunes, se relever de ses insuccès et repartir du bon pied. Oui mais comment ?! L’entreprise n’est-elle pas à ce point gigantesque ? Dissuasive ? Aurons-nous demain les ressources morales, matérielles et humaines, dont nul n’ignore qu’elles nous manquent déjà aujourd’hui, pour pouvoir la mener ?
En attendant, comment pourrions-nous, à armes inégales, négocier la bataille (sanitaire) contre cette épidémie létale ?
A quelque chose malheur est bondiraient les optimistes ! Car il est probable, expliqueraient-ils, que cette pandémie, qui nous condamne au confinement et à la solitude, en plus de nous faire payer un lourd tribut en vies humaines et de décimer nos maigres ressources, ait quelque « vertu », une seule.
Une vertu ?! Mais laquelle Bon Dieu ? Celle, me répondra-t-on, de nous donner à tous, gouvernants et gouvernés, hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, lettrés et illettrés, riches et pauvres, l’occasion de prendre le temps (un luxe que nos sociétés modernes ne nous ont pas offert forcément) de la réflexion et du recul nécessaires pour réaffuter nos armes et notre stratégie et nous mettre en ordre d’engager de nouveau, mais unis cette fois-ci, la vraie bataille. Celle d’arrêter définitivement cette roue de l’infortune qui a investi notre imaginaire collectif et qui nous sclérose et nous confine à l’apraxie.
Je ferai volontiers l’effort de mettre dans le camp des optimistes et d’oser y croire, pour peu que l’objectif soit le même pour tous, celui de nous départir de nos infortunes. ».
*Directeur central des ressources humaines à AMEN BANK