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La Dignité. Aucune notion aussi noble n’a été aussi avilie par d’aussi indésirables associations.
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Avec ces gens-là, nous autres, hommes et femmes de culture, nous ne sommes pas à armes égales.
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Oui, il y a un énorme « manque d’éducation à la culture ».
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Notre histoire de plus de 3000 ans est menacée de terribles mutilations. On veut lui appliquer la Chariâa
Par Abdelaziz Kacem
Trois mots ont rythmé l’avènement de ce que l’on a appelé trop vite Révolution : Travail, Liberté, Dignité. Cela fait dix ans, que les jeunes chômeurs attendent l’emploi pour lequel ils avaient fait basculer les choses. Ils ont vu, avec une amertume rentrée, plus de cent mille recrues, parmi les clients d’Ennahdha, se greffer à une administration publique déjà saturée.
Pour ce qui est de la Liberté, très tôt, les milices religieuses, de toutes barbes, firent irruption dans les salles d’exposition et de cinéma. Reste le troisième terme du triptyque, la Dignité. Aucune notion aussi noble n’a été aussi avilie par d’aussi indésirables associations. J’y consacrerai une prochaine réflexion.
La culture subit les contrecoups de ces maldonnes, sans politique spécifique, et doit s’en accommoder. À rien ne sert d’établir les bilans. Que l’on se contente de dater du ministre en exercice, Madame Chiraz Laâtiri, en l’occurrence. À peine nommé, le gouvernement auquel elle appartient, à l’exception des départements concernés par la pandémie, est littéralement bloqué.
Pourtant, elle sait parfaitement que les Affaires culturelles ont un rôle à jouer, celui de veiller à la régulation des humeurs des confinés. L’on sait que, de tout temps, le mois de Chaâbane est celui où la machine à produire des feuilletons, bons et mauvais, fonctionne à plein régime, pour meubler les soirées ramadanesques à la télévision. Que faire avec un confinement si long, si déprimant et sans perspectives ? Comment les téléspectateurs supporteraient-ils d’être enfermés, et, le plus souvent, dans des appartements si étroits, s’ils étaient, en plus, privés des divertissements habituellement attendus ? Il y va de l’équilibre psychique même de la personnalité et de la cohésion familiale.
Alors, après en avoir discuté avec le chef du gouvernement, Madame Laâtiri annonce, sous certaines conditions et précautions préétablies, la reprise des tournages, notamment ceux qui sont déjà entamés et interrompus. L’intention est, sans doute, louable. Mais la décision est contestée. Humblement la ministre se rétracte. D’aucuns, Imed Daïmi, lui aussi, pour enfoncer le clou, n’ont pas manqué de déranger, pour rien, le Tribunal administratif qui a rendu hier son verdict : l’ajournement des tournages.
Mme Laâtiri, dans un statut sur sa page FB, «déplore le manque d’éducation à la culture ». Ô blasphème ! Toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire. Et c’est le branle-bas de la cabale. Mécontents, misogynes, chicaneurs, opportuns électroniques se liguent et s’abattent sur une femme qui, en matière culturelle, ne manque pas d’expérience, qui est par conséquent capable de comprendre et de prendre à bras-le-corps les inextricables problèmes du secteur.
Parmi ses détracteurs, les plus vénéneux, les moins aptes au dialogue, les salafistes. Comme leur nom l’indique, ils affichent leur attachement à « al-salaf al-saleh », aux pieux ancêtres des tout premiers temps de l’islam. Coupés de toute idée de modernité, toute innovation est, à leurs yeux, blâmable, tout ce qui est blâmable conduit à la mécréance.
Cette secte a toujours existé, pacifiquement. Ses membres étaient affables, portés vers le bien et la bonté. Les démons de la politique les ont fait muter. Leurs avatars sont aujourd’hui dangereux. Ils se croient dotés d’une mission divine : éradiquer par tous les moyens possibles les kouffars, à savoir les syndicalistes, les artistes, les francophones, les femmes non-voilées. Madame Laâtiri est entachée de toutes ces tares.
Sur la page FB de l’un des gourous en chef de la secte, député, dernière livraison, de son état, nous lisons des statuts incroyables, tels que celui-ci :
« À la ministre de ce que l’on appelle Culture : Reste à la maison, transfère au ministère de la Santé, le budget des frivolités. Assez de perversion, de corruption des mœurs, de dilapidation de l’argent du peuple. Notre culture n’est pas celle de la débauche et de Awlad Moufida ».
Un de ses zélateurs, sur la même page, commente :
« Le statut du Cheikh (…) au sujet de ce que l’on appelle Culture, a endolori les pseudo-intellos de la franco-maçonnie. Nous réaffirmons que notre culture n’est pas celle de la débauche et de Awlad Moufida ».
Les hommes de culture de ce pays savent maintenant à quoi ils doivent s’attendre. Ces gens-là en veulent à la culture et veulent en découdre avec ses représentants. Que l’on s’abstienne de nous dire que ce ne sont là que des épiphénomènes. Qui aurait cru, il y a juste six mois, que ces individus seraient élus à l’Assemblée des représentants du peule (ARP) et qu’ils entameraient leur travail de sape avec une telle violence, aujourd’hui, verbale ? Qu’en sera-t-il demain ? Avec ces gens-là, nous autres, hommes et femmes de culture, nous ne sommes pas à armes égales. Jamais nous ne saurions user des mêmes grossièretés. C’est leur force de destruction massive.
Oui, Madame Laâtiri, il y a un énorme « manque d’éducation à la culture ». Ne vous en excusez pas. Il est dû à deux grandes misères : la matérielle et l’intellectuelle et les ignares vous jalousent votre budget de misère. Tenez bon, montrez-leur comment tirer le maximum du minimum. C’est un défi à relever. Il est perdu d’avance. Mais vous pouvez marquer votre passage…
Monsieur Elyes Fakhfakh,
Notre histoire date de plus de trois mille ans. Elle atteste de notre présence au monde, elle a forgé notre identité ontologique. Elle est menacée de terribles mutilations. On veut lui appliquer la Chariâa. Sa sauvegarde doit faire partie de vos urgences et je sais votre fibre culturelle. Défendez votre ministre contre l’obscurantisme. Il y va du prestige de l’État. Faites que le CULTUEL cesse d’empiéter sur le CULTUREL.