Tawfik BOURGOU*
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Erreur d’analyse voire faute professionnelle du sondeur : le mélange entre la notoriété et la capacité de celui ou de celle pour laquelle il sonde son échantillon
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La base même du sondage est faussée… et ce n’est parce qu’un saltimbanque se déclare candidat à la présidence que l’industrie sondagière se croit obligée de l’inclure
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L’industrie sondagière elle-même en Tunisie semble plus tenir au marketing et à la construction de l’image qu’il ne s’agit d’une véritable pratique
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Faire croire que le « musclé du coin » peut devenir gouverneur …ou faire croire qu’un syndicat peut tracer les lignes d’un cadre politique d’un pays, …constituent des pratiques qui ont miné le pays
TUNIS – UNIVERSNEWS Il n’est pas dans mes usages de signer mes tribunes en déclinant mes titres universitaires, je me suis toujours contenté de signer « politologue », mais le sujet du jour impose qu’on les décline car, il faut remettre certaines notions au centre, à l’endroit d’un sondeur. Car les questions centrales, techniques, que soulèvent les sondages concernent ma discipline universitaire. Il ne s’agit donc pas d’une interpellation politique, je n’ai aucune accointance avec personne.
Bien sûr, à titre personnel je ne me sens aucune proximité avec les promus de la dernière « livraison » sondagière de SIGMA. Juste ai-je besoin de rappeler la sortie insultante, excessive, digne d’un passage en correctionnelle d’un Safi Saïd qui en janvier 2020 avait traité les Tunisiens détenteurs d’une autre nationalité de « bâtards ». Ils s’en souviendront si d’aventure il était candidat. Ce qui m’amène à souligner l’erreur d’analyse voire la faute professionnelle du sondeur : le mélange entre la notoriété et la capacité de celui ou de celle pour laquelle il sonde son échantillon.
C’est à notre avis la principale faiblesse du sondage qui place en queue de peloton certaines personnalités politiques et pose en haut de la « pile » le président sortant qui bénéficie de la seule exposition médiatique à longueur de journée et un ex-gendre de Président Ben Ali. Nous pensons, que la base même du sondage est faussée. Car en effet, ce n’est parce qu’un saltimbanque se déclare candidat à la présidence que l’industrie sondagière se croit obligée de l’inclure dans la base du sondage. La notoriété d’une personne crée pour elle un intérêt, mais tant que la personne ne s’est pas déclarée candidate et surtout descendue dans l’arène politique, le sondage n’a pas plus de valeur qu’une mesure de l’exposition à l’opinion dans la rubrique « people ».
C’est ce mélange des genres qui a créé pour la Tunisie sa situation politique actuelle. Pour avoir suivi la trajectoire politique de l’actuel président avant son élection, il s’avère clair, qu’ab initio, il s’agissait d’une personnalité de notoriété, qui a été « construite » et testée politiquement avant d’être lui-même ouvertement dans la course. Les médias et les sondeurs créent les candidats, c’est une « loi » que nous connaissons en sociologie électorale, avec laquelle le sondage de SIGMA prend des libertés étonnantes, avec laquelle il donne l’impression de jouer, ce qui serait très grave.
De fait si on se libère de l’obligation d’homogénéité du groupe testé (ne pas tester que des personnalités se déclarant candidats et en capacité d’aller jusqu’au bout du processus), on pourrait adjoindre au groupe testé outre des saltimbanques, des footballeurs, des instagrammeurs et des facebookeurs.
L’enquête de notoriété n’est pas un sondage d’opinion en vue d’une élection présidentielle. La dernière livraison a d’ailleurs créé l’aubaine, certes un peu loufoque, mais un autre chanteur plus tatoué que le premier s’est déclaré prêt à candidater. Certainement pour être dans l’exposition médiatique, ayant vu qu’un autre allait se présenter.
De proche en proche on finit par accréditer l’idée que la fonction est ouverte à toutes les aventures, ce que la Tunisie est en train de payer lourdement chaque jour. Pour rappel, la dernière fois qu’un chanteur a été la tête d’un pays, ce fut à Haïti et son aventure ne s’est pas terminée en vers ou en prose.
La circonstance sondagière est elle aussi étonnante. Le pays vient de sortir de trois fiascos électoraux majeurs qui quoi qu’on en dise, entachent profondément la crédibilité politique du président encore en exercice pour plus d’un an. Or, c’est cette circonstance qui méritait un retour profond. En effet, quand un pays refuse de voter à 90% sur demande d’un président en exercice, on se concentre sur ce découplage au moins entre la notoriété comparée et la claque abstentionniste. Le « zap » des circonstances politiques est lui aussi problématique.
La dernière question concerne l’échantillon, les questions posées, le mode d’administration, donc globalement le statut flou de l’industrie sondagière elle-même en Tunisie. Celle-ci semble plus tenir au marketing et à la construction de l’image qu’il ne s’agit d’une véritable pratique et disons-le une éthique du sondage d’opinion.
Là aussi une simple question technique mérite un éclairage de la part de SIGMA à nous autres simples citoyens : par quel mélange peut-on mettre devant un sondé des hommes et une femme politique qui ont des déclarations, peut-être des positions de niveau politique avec un amuseur qui n’a pas pris part au débat politique, que l’opinion ne peut en mesurer les capacités et les compétences ?
C’est à l’aune de cette question qu’on mesure la responsabilité de certains médias et des « faiseurs » d’opinions dans l’abaissement de la notion même de politique en Tunisie. Il est vrai que la « pseudo » classe politique est y pour beaucoup. Faire croire que le « musclé du coin » peut devenir gouverneur -poste on ne peut plus technique, dont les fondements s’enseignent dans les grandes écoles d’administration-, faire croire qu’on peut passer d’un trait de crayon d’un cockpit de F5 à un ministère productif du jour au lendemain ou faire croire qu’un syndicat peut tracer les lignes d’un cadre politique d’un pays est du même niveau que de faire croire qu’un rappeur habillé en peau de bête autour du cou et tatoué d’une larme sous l’œil peut aller à Carthage, constituent des pratiques qui ont miné le pays.
En sociologie, les tests d’hypothèses, ne permettent pas de tout tester sous prétexte que toutes les hypothèses sont possibles.
J’avais de lourdes cautions quant au travail de ce sondeur, j’en ai de plus en plus.
* T.B.
Diplômé de Sciences Po Lyon,
Docteur en Science Politique,
HDR en science politique,
Enseignant et chercheur en science politique
à Sciences po Lyon et Sciences Po Grenoble – France.