Taoufik BOURGOU
Professeur de science politique.
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Un an après, c’est un président sur la défensive, lancé dans une sorte de fuite en avant, sans assurance d’atteindre à terme, un objectif qu’il n’a jamais défini.
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Ennahdha et ses amis de circonstances, mystificateurs et escamoteurs, viennent par l’incompétence même de l’équipe présidentielle, de se construire une virginité.
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Le Président a négligé la capacité de ceux qui aujourd’hui sont en train de construire une stratégie qui va mettre à mal la sienne, s’il devait en avoir une.
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La Tunisie, laboratoire washingtonien à moindre frais d’un accommodement avec l’islam politique.
TUNIS – UNIVERSNEWS A grand renforts de lobbying, de webinaires, de sollicitations, de déambulations dans les couloirs des grandes chancelleries, notamment le Foreign Office et le State Departement, Ennahdha, et ses acolytes sont en train de prendre l’ascendant sur un Président qui, il faut le dire, a totalement improvisé son « 18 Brumaire ».
Une année après, le 25 juillet 2021 apparait comme une suite d’actes lancés « au-jugé » sans réelle stratégie d’ensemble. Une sorte de tactique de terrain consistant à avancer des pièces, mais sans une « stratégie du jour d’après ». Un an après, c’est un président sur la défensive, lancé dans une sorte de fuite en avant, sans assurance d’atteindre à terme, un objectif qu’il n’a jamais défini et qui est, il faut le dire, inconnu de tous, y compris de ceux qu’il a érigé en rédacteurs d’une constitution dont on ne connait que les contours formels et dissertatif, comme si la forme devait importer. La fameuse information de pure forme limitant à « 10 pages » le volume de la constitution à naitre, lancée à la va-vite par le Doyen Belaïd a de quoi s’interroger, à moins que la constitution n’ait été déjà rédigée et que le Doyen devait en connaitre le contenu puisqu’il en aurait mesuré déjà la longueur.
Face au Président, le « parti de l’étranger » s’est reconstitué, un agrégat improbable, un club des gens du pire passif de l’histoire du pays depuis 1869. Ennahdha et ses amis de circonstances, mystificateurs et escamoteurs, viennent par l’incompétence même de l’équipe présidentielle, de se construire une virginité. Ils sont désormais en capacité d’avoir l’oreille d’un Blinken et bientôt celle d’un Biden. Ils se sont assurés la naïve oreille du parlement européen, notamment la gauche, les écologistes et autres groupes minoritaires assez sensibles aux sirènes islamistes. En se contentant de savourer la prise de fin de journée d’un parlement déserté par son occupant Ghannouchi, le Président a tardé à imaginer le jour d’après, s’est mis lui-même, dans une nasse par défaut de méthode.
Son échec, malgré le probable tenu du référendum, semble inéluctable. Un échec sur le court, le moyen et le long terme, même en cas de rédaction, d’adoption et de promulgation d’une nouvelle constitution, même si elle devait ne comporter que 10 pages, et même si ses articles ne devaient être que d’une ligne ou d’une syllabe. L’échec atteindra aussi toutes les institutions à naitre de la constitution du 25 juillet 2022. En choisissant d’attendre et de ne pas trancher par un acte fort, le Président a délégitimé lui-même son action.
L’échec est inscrit dans le fait de n’avoir pas posé devant le peuple les preuves matérielles, les noms et de façon précise les connivences, les réseaux qui ont envoyé le pays au statut peu enviable est assez énigmatique de premier pourvoyeur de terroristes en Syrie. C’était, c’est encore le seul acte fort et attendu. L’échec c’est d’avoir négligé le passif lourd de ses rivaux, ses amis d’hier, d’ailleurs. L’exportation de terroristes, la dette colossale dilapidée, le pays livré à la contrebande, les mafias à tous les étages.
Le 26 juillet 2021, l’équipe présidentielle aurait dû prendre le peuple et l’opinion publique mondiale à témoin et poser sur la table les preuves incriminant « judiciairement » et de façon irréfutable l’équipe responsable du passif entre 2011 et 2021. Rien n’est venu, un an après, nous sommes toujours en attente. Or, on sait que les acteurs de la période de l’hubris des années 2010 à 2021, ont été responsables de la pire situation du pays depuis plus d’un siècle. En se contentant de designer sans nommer, en désertant la communication de l’expertise, celle de l’exposé criminalistique, de la production de la preuve au vu et au su de tous, le Président a négligé la capacité de ceux qui aujourd’hui sont en train de construire une stratégie qui va mettre à mal la sienne, s’il devait en avoir une. Ceux du passif d’hier ont entrepris de reprendre leur souffle et surtout vont mobiliser la minorité agissante contre lui, c’est leur modus operandi, leur ADN.
Ceux du passif et autres amis de circonstance.
Les plus optimistes nous diraient que le parti de Ghannouchi et la camarilla qui s’agite autour de lui sont un assemblage hétéroclite de personnages honnis par la masse et par la majeure partie des électeurs. Ce serait faire pêché d’orgueil que de mal les considérer. Ils ont l’oreille de Washington, du Royaume-Uni, de la partie du Parlement européen la plus acquise au nécessaire « concordat » avec l’Islam politique, ils sont soutenus par la Turquie qui voit la Tunisie comme un bout de son empire, un promontoire vers la Libye et vers le Niger ou elle se bat en ce moment contre l’Algérie pour un champ pétrolier aux confins du Niger et de la Libye. Pour nombre de puissances, la Tunisie c’est la porte de la Libye et de son gaz, pas plus que cela, mais c’est déjà beaucoup pour un pays, exsangue, faible et sans ressources qui a perdu la maitrise de son avenir. L’affaire ukrainienne a rebattu les cartes. Le monde de juillet 2021 a vécu. Ne pas en tenir compte serait faire preuve d’un aveuglement sans limites.
Washington veut faire reculer les Russes et les rares amis dont ils disposent, partout là où ils le peuvent : en Afrique Subsaharienne, en Libye, là où les Russes pourraient avoir le moindre relais. Une sorte de stratégie d’assèchement à laquelle n’échappera pas la Syrie. Or, les islamistes sont la troupe supplétive utile en Libye et en Syrie. C’est un schéma historique qui remonte à la première guerre d’Afghanistan. Les supplétifs arabes, l’argent saoudien, le territoire pakistanais ont permis la mise sur pied, du modèle et du paradigme d’entente possible entre l’islam politique et Washington. Schéma réactivé au moment des funestes printemps, dont la seule résultante, l’unique impact a été de porter les islamistes au pouvoir. C’était leur récompense, accordée par Washington pour avoir été la troupe supplétive des dessins américains depuis Brezinski et sa fameuse adresse aux Moudjahidines aux confins du Pakistan et de l’Afghanistan en finissant avec les affaires, tunisiennes, libyennes et syriennes sous Obama. Soudain, l’Ukraine redessine pour les islamistes et les amis de Ghannouchi un nouvel intérêt du côté de Washington. Ils deviennent utiles en Libye, en Syrie, en Afrique Subsaharienne, où leurs troupes sont en train de se rassembler, jusque dans le Cabo Delgado au Nord Mozambique, là où il y a gaz et pétrole.
En ignorant cette nouvelle donne stratégique, le Président a offert à ses rivaux une chance inespérée de reprendre la main et de se poser en acteurs responsables quand leur passif sécuritaire devait les traduire devant les tribunaux. C’est une leçon de simple diplomatie et de simple stratégie consistant à couper l’herbe sous les pieds des rivaux, dilapidée maladroitement par l’équipe présidentielle. En se contentant d’expliquer aux partenaires de la Tunisie le processus qu’il projetait sans exposer, preuves à l’appui, les crimes de ses rivaux il a échoué à s’attirer la sympathie de ceux qui aujourd’hui se répandent pour soulever « la question tunisienne », d’Ankara à Alger, de Rome à Doha. C’est un tragique retournement de l’histoire.
Une autre dimension a dû échapper à l’équipe présidentielle : la Tunisie est le laboratoire washingtonien à moindre frais d’un accommodement avec l’islam politique. La Tunisie a permis à bas coûts de montrer à ceux qui voudraient être crédules, que Washington épousait les causes et les objectifs de l’islam politique. La Tunisie a été le bon élève de ce paradigme qui en a fait un lieu d’expérimentation que peut apprécier à sa juste dimension destructrice, la population tunisienne otage d’une telle expérimentation, dont l’avenir a été oblitéré par une telle expérimentation. La constitution Feltmann-Ghannouchi de 2014 en est un triste témoignage. Un texte qui a organisé et garanti la mainmise de l’islam politique sur la société, le pays et les institutions. Certes, le camp occidental avait promis en contrepartie fonds et développement, ouverture et prospérité. Dix après, rien n’est venu, rien ne viendra d’ailleurs. Le pays est réduit à mendier, chaque mois, les salaires de ses fonctionnaires et les pensions de ses retraités. Le paradoxe du 25 juillet 2021 c’est d’avoir passé au second plan le bilan d’Ennahdha et de ses complices. Ghannouchi et son équipe, coupables, au moins, d’avoir détruit politiquement le pays et de l’avoir effondré économiquement sont aujourd’hui écoutés par leurs protecteurs. Ils sont en potentielle capacité de revenir au pouvoir. Ce n’est ni un souhait, ni un avertissement, c’est simplement quelque chose de programmé, il suffit de lire entre les lignes les communiqués et d’analyser la multitude de visites de hauts responsables du State Departement à Tunis. Le verdict, devrait tomber dans le courant de juillet à aout 2022, ce sera une injonction pure et simple. Washington en a l’habitude et le modus. Ceci était largement évitable. En politique combattre par des gadgets c’est se garantir une postérité de Don Quichotte.
A trop tarder à agir, on finit par additionner les périls.
Fallait-il balayer le système 2011 ? Oui, il le fallait, la majorité des 12 millions des Tunisiens, attendaient une telle délivrance. Personne ne pouvait nier que la seule issue possible était celle-là, même ceux qui, aujourd’hui, se sont découvert de soudaines amitiés nahdhawistes. L’erreur de l’équipe présidentielle fut de se lancer dans des explications sémantiques sur le sens du 25 juillet 2021, quand tous attendaient un acte de procureur, un réquisitoire suivi de preuves sur les envois de djihadistes, sur le terrorisme, sur la collusion avec des puissances étrangères et sur la dilapidation de 10 ans d’aides internationales, sur des assassinats politiques. Il fallait faire œuvre de « service de renseignement » en posant dès le 26 juillet 2021, les preuves, imposant ainsi aux juges d’agir. Or, attendre les prochaines institutions pour résoudre les énigmes politico-mafieuses des dix dernières années est un pari risqué. Les gens du passif, les anciens maîtres du pays de 2011 à 2021, après une période de silence durant laquelle ils pensaient possible la publication de leur bilan, relèvent la tête et sont désormais en capacité d’obtenir un retour à la situation ex ante. A en croire certains, un gouvernement de salut national serait sur les rails. Feraient-ils coïncider son annonce avec le 25 juillet 2022 ? S’il devait être reconnu par un pays opportuniste, qui cherche à reprendre pied en Tunisie pour marcher vers un autre pays limitrophe, on serait dans une guerre des légitimités, une « libyanisation » en plus de la libanisation économique déjà entamée.
Les solutions tardives sont les plus coûteuses.
Il n’y a pas l’ombre d’un doute que la constitution du 25 juillet 2022 a été déjà rédigée, que le texte a été très certainement reproduit à des milliers d’exemplaires et se trouve stocké quelques part, ce serait la moindre des précautions que de l’avoir prévu. Aucune personne connaissant les procédures, sans être rompue à la science politique, ne peut croire que tout se fera dans le laps de temps qui nous sépare du 25 juillet 2022. Si cela devait être le cas, ce serait alors la pire des improvisations. Mais à ce stade de la vie de la Tunisie, ces gadgets importent peu. Car en effet, la situation sera forcément problématique si les gens du passif devaient acquérir une légitimité et une présence grâce à l’action d’une puissance extérieure. Pour n’avoir pas disqualifié l’ancienne équipe en la mettant face à ses responsabilités politiques et pénales, l’équipe présidentielle s’est créé une opposition disposant de puissants relais extérieurs jamais obtenus par une opposition tunisienne avec une quasi absence de l’équipe présidentielle. Ennahdha, bien que coupable d’avoir détruit le pays, se trouve dans le rôle qu’elle affectionne : la victime.
Que faire ?
Sans être désobligeant, ni dans le dénigrement, les deux pages de dissertation réclamés aux participants d’une commission, sonnent comme un gadget, d’un autre temps, des devoirs de vacances, la forme et le fond n’y sont pas. Il suffit de rappeler que le pays est en passe de perdre 50% de ses terres agricoles pour saisir l’ampleur des défis à venir. Ceux-ci ne sont pas de la hauteur d’une telle commission c’est un mur d’une hauteur jamais égalée auquel se confronte la Tunisie d’aujourd’hui. Le temps n’est plus aux dialogues, aux commissions et à la distribution quasi féodale, de terres domaniales dont on peut prédire d’ores et déjà la destination finale. Le temps n’est pas non plus à la valse des gouverneurs, une valse de trois mois à un an. L’urgence est de répondre à trois questions que les tunisiens posent et pour lesquelles ils ont besoin non pas de réponses vagues, de désignation sur le mode du « on », il faut des réponses circonstanciées et de responsabilités arrêtées par les noms, les fonctions, les dates et les actes. Trois questions qui sonnent comme un couplet : qui a envoyé des terroristes ? Qui a livré le pays à des puissances étrangères ? Qui a dilapidé les ressources ?
Les réponses ne sont pas dans l’interligne d’une question posée lors d’un référendum. La réponse ne peut être que sous forme d’une conférence de presse à laquelle seront conviés les organes de presse du monde entier, au cours de la laquelle doivent être présentées les preuves, les documents et tout ce qui permet de faire le bilan des années terribles que le pays a vécu. A défaut d’un Falcone ou d’un Borsellino, pédigrée inexistant sous ces latitudes, c’est le Primus inter pares qui doit s’atteler à la tâche, dans une langue simple que tout un chacun peut comprendre. A défaut, la voie dans laquelle s’engagerait le pays sera inévitablement dangereuse.