Par Abdelaziz Kacem
- Au lendemain, des attentats du World Trade Center, G. W. Bush susurre à l’oreille du chef de la commission d’enquête : « Impliquez l’Irak » !
- Zbigniew Brzeziński disait à Claude Cheysson à propos de l’alliance avec les intégristes : « Eux, au moins, ne votent pas communiste »
- Le mardi 11 septembre 1973, un coup d’État fomenté par la CIA a plongé le Chili, dix-sept ans durant, dans l’une des dictatures les plus répressives de la planète, l’horreur de Pinochet !
L’armée américaine vient de quitter l’Afghanistan, sans panache. Ainsi s’achève une guerre de 40 ans où, comme au Viêt Nam, tous les crimes contre l’humanité ont été commis.
Dans un de mes essais, j’ai souligné comment, dans les années quatre-vingt du siècle passé, l’Administration américaine a magistralement provoqué et alimenté deux guerres atroces, absurdes et contradictoires : dans l’une, elle a dressé un régime laïc (l’Irak) contre un régime théocratique (l’Iran), dans la seconde, une masse de bigots fanatisés (l’Afghanistan), contre une puissance athée (la Russie soviétique). Dans les deux cas, les résultats sont catastrophiques pour toutes les parties, y compris pour les États-Unis eux-mêmes.
Tous les observateurs lucides s’accordent sur deux réalités : l’invasion de l’Irak n’a profité qu’à l’Iran et les attentats de New York, si imprévisibles qu’ils aient été, ne font que conclure la guerre soviéto-afghane. Ce n’est pas la première fois que l’arroseur américain est arrosé. Mais comme le disait si bien le général Giap (1911-2013), « l’impérialisme est un mauvais élève ».
Pressenti par les Saoudiens, comme chef de la légion des « Afghans arabes », Ben Laden a été soigneusement pris en charge par les Services américains. Les grands coups, les attentats spectaculaires perpétrés à Kaboul ou à Kandahar, sous son commandement, étaient très appréciés par ses instructeurs dont il se considérait, non comme agent, mais comme un allié. Pourquoi s’est-il retourné, non moins spectaculairement, contre eux ?
Après avoir si efficacement contribué à la défaite du régime communiste afghan et à la déroute de l’Armée rouge, Ben Laden n’a pas chômé.
Au Yémen, de 1990 à 1994, prenant le parti des nordistes, à la grande satisfaction de la Maison Blanche et de l’Arabie Saoudite, il commandite une vague d’assassinats, éliminant pas moins de 158 dirigeants yéménites du Sud, des « communistes hérétiques, principaux ennemis des musulmans et de la réunification du Yémen ».
En Algérie, il a pris fait et cause pour le GIA. Se prenant toujours pour un joker de la CIA, il nourrissait des rêves califaux. Or avec l’effondrement de l’Union soviétique et la fin de la guerre froide, l’ami américain ordonna le retour à la vie civile.
Le Pakistan, qui faisait partie de la coalition, s’est retrouvé avec des hordes déçues, prêtes à en découdre. Un général pakistanais à la retraite rumine sa rancœur : « Le Pakistan a été le préservatif dont les Américains avaient besoin pour pénétrer en Afghanistan. Nous avons joué notre rôle et ils ont décidé de se débarrasser de nous en nous jetant aux latrines. »
Oussama, lui, passera à l’acte. Ses hommes de main, fervents candidats aux délices des houris, étaient au nombre de dix-neuf, quinze Saoudiens, deux Émirati, un Égyptien et un Libanais. Le lendemain, une commission d’enquête est constituée. À l’oreille de son chef, G. W. Bush susurre : Impliquez l’Irak !
Le monde entier savait, l’administration américaine ne s’en cachait pas, que la guerre d’Afghanistan a été cyniquement préparée et orchestrée. Zbignew Brzezinski, conseiller du président Carter pour les affaires de la sécurité, à l’époque, déclare au Nouvel Observateur (du 15 au 21 janvier 1998,) :
« Oui selon la version officielle de l’histoire, l’aide de la CIA aux moudjahidin a débuté, courant 1980, c’est-à-dire après que l’armée soviétique eut envahi l’Afghanistan, le 24 décembre 1979. Mais la réalité gardée secrète jusqu’à présent est tout autre : c’est, en effet, le 3 juillet 1979 que le président Carter a signé la première directive sur l’assistance clandestine aux opposants du régime pro-soviétique de Kaboul. Et ce jour-là, j’ai écrit une note au président dans laquelle je lui expliquais qu’à mon avis cette aide allait entraîner une intervention militaire des Soviétiques ».
Il ajoute : « Le jour où les Soviétiques ont officiellement franchi la frontière, j’ai écrit au président Carter, en substance, « Nous avons maintenant l’occasion de donner à l’URSS sa guerre du Viêt Nam ». À l’étonnement de voir les USA s’allier à des gens peu fréquentables, il fit cette réponse : « Qu’est-ce qui est le plus important au regard de l’histoire du monde ? Les Talibans ou la chute de l’Empire soviétique ? Quelques excités islamistes ou la libération de l’Europe centrale et la fin de la guerre froide ? ».
Le moins qu’on puisse dire, c’est que cela est loin d’être aimable pour ces « excités » qui ont bien accompli la sinistre besogne pour laquelle ils ont été montés. Certes, le piège a bien fonctionné, mais les Américains, peu enclins à l’autocritique, ne pensent presque jamais à l’effet boomerang.
Au lendemain du 11 septembre, Claude Cheysson, ancien ministre français des Affaires Étrangères, déclarait à la télévision : « J’ai dit une fois à mon homologue américain le danger que représentait une alliance avec les intégristes. La réponse a été sommaire et définitive : Eux au moins ne votent pas communiste ». Le régime communiste afghan était un tragique contre-sens historique, mais en même temps la première tentative de faire entrer dans l’histoire un malheureux pays plus que jamais accro à ses deux opiums : le pavot et la religion. Le système marxiste aura eu le mérite de scolariser les filles.
Je ne suis pas communiste, mais mon désaccord avec le système est plus esthétique qu’idéologique. Le sort de Mohammad Najibullah (1947-1996), cinquième et dernier président de la République démocratique d’Afghanistan, est profondément bouleversant. Réfugié dans les bâtiments de l’ONU à Kaboul, les talibans, au mépris de l’immunité des lieux, l’en délogèrent pour le torturer à mort.
Les aveux de manipulation si méprisants, pour les manipulés, constituent l’une des raisons de leur destructrice colère. Mais les Américains agressés peuvent être satisfaits de l’ampleur du soutien mondial dont ils ont bénéficié, tout en déplorant que l’indignation n’ait pas fait l’unanimité.
Dans un ouvrage incontournable, Le choc des intégrismes, (Éditions Textuel, Paris 2002, p. 10), l’écrivain britannique d’origine pakistanaise, Tariq Ali, s’interroge : « Je veux savoir pourquoi ils furent si nombreux dans le monde non islamique à n’avoir pas été émus de ce qui s’est passé, si nombreux à se réjouir de voir, selon les mots glacés d’Oussama Ben Laden, une « Amérique frappée dans ses organes vitaux par Allah Tout Puissant ».
Dans la capitale du Nicaragua, Managua, on s’étreignait en silence. À Porto Alegre, dans le sud profond du Brésil, toute une salle de concert bourrée de jeunes laissa éclater sa colère lorsqu’un musicien de jazz noir, venu de New York, voulut commencer sa prestation en interprétant God Bless America. Les gosses ont alors scandé « Oussama ! Oussama ! » Le concert a été annulé.
On a fait la fête dans les rues de Bolivie. En Argentine, les Folles de la place de Mai, qui manifestent depuis des années pour savoir quand et comment les militaires de ce pays ont fait « disparaître » leurs enfants, ont refusé de se joindre au deuil officiellement orchestré.
En Grèce, le gouvernement a empêché la publication de sondages d’opinion indiquant qu’une large majorité approuvait les attentats, et les spectateurs de matches de football ont refusé d’observer deux minutes de silence ».
Les Américains se sont d’abord demandé pourquoi sont-ils si mal-aimés. La question est déjà mauvaise, la réponse n’est guère meilleure. Ils nous détestent, déclare le président des États-Unis, parce que nous sommes bons et libres, ils sont jaloux de notre succès.
Outre leur politique étrangère qui leur vaut tant d’animosité dans le monde, y compris chez leurs alliés, les responsables américains, répétons-le, n’ont jamais cultivé les vertus de l’autocritique.
Pour Richard Labévière, (Les dollars de la terreur, Grasset, 1999, p. 29) la connivence occidentale avec les barbares utiles est une vieille histoire. Il la situe à trois moments critiques : « la guerre d’Afghanistan, ou comment les États-Unis ont retourné l’islamisme contre l’armée soviétique ; la ruée vers le pétrole, ou comment les États-Unis ont favorisé l’islamisme pour garantir leurs besoins énergétiques ; la chute de la maison Nasser, ou comment les États-Unis ont canalisé l’islamisme contre les nationalismes arabes ». L’Europe, complice, a fini non seulement par croire aux vertus de l’islamisme « modéré », mais aussi par nous le vendre.
N’ayant jamais établi d’hiérarchie entre les victimes, les dates, dans mon esprit, s’appellent et s’entrechoquent. Je ne puis ne pas penser à un autre 11 septembre aux conséquences plus odieuses et plus durables.
En 1970, le peuple chilien avait très démocratiquement élu à la présidence de la république l’un des hommes les plus intègres du pays, Salvador Allende, médecin de son état. Il instaure un régime socialiste à visage vraiment humain. L’exemple risque de faire tâche d’huile dans une région excédée par l’interventionnisme américain.
Le mardi 11 septembre 1973, un coup d’État fomenté par la CIA a plongé le Chili, dix-sept ans durant, dans l’une des dictatures les plus répressives de la planète, l’horreur de Pinochet. Le 11 septembre 2001 était aussi un mardi. Hasard ou prémonition ?
De sa sanglante et absurde aventure afghane, l’Oncle Sam peut se vanter d’avoir eu la peau de Ben Laden, tout en épargnant la Qaeda. Cela ne le console guère des trillions de dollars dilapidés pour si peu de choses. En Irak et en Syrie, au moins, la mainmise sur le pétrole, c’est du cent pour cent bénéfice.
A.K