Tawfik Bourgou
-
Tunis est prise de la fièvre du plan « I », comme interne, les mauvaises langues diront aussi « I » comme illusoire, car les mécanismes d’une économie délabrée ne le permettront pas
-
Selon certains, la Tunisie serait en mesure de poser ses conditions, ce qui est faux, c’est même une autre illusion collective qui dénote d’une totale méconnaissance des rapports de force
-
Pour l’Algérie, la Tunisie est une pièce qu’elle utilise dans le dossier libyen et dans son offensive contre le Maroc
-
L’Italie ne voit la Tunisie que comme un immense abcès migratoire tunisien et africain qui menace de la submerger
TUNIS – UNIVERSNEWS La visite de la Cheffe du Gouvernement italien à Tunis et son retour prévu dimanche 11 juin flanquée de Madame Van Der Layen n’est en rien la marque d’une cour assidue auprès de Tunis comme semblent l’affirmer certaines analyses un peu légères et totalement loufoques en ces temps d’illusions collectives à Tunis quant au poids du pays dans un jeu qui, disons-le, dépasse les capacités de la Tunisie, si elle devait encore en avoir.
Il y a quelques jours, les déclarations de l’Ambassadeur de Chine en Tunisie ont douché les ardeurs des partisans du plan « B » comme Brics, il a incité le pouvoir tunisien à signer l’accord avec le FMI. Celui, que certains présentaient comme la bouée de sauvetage alternative, tiers-mondiste, anti-occidentale, a donné une leçon de réalisme qui a dû retentir dans les couloirs du pouvoir. Ce n’est plus un plan « B », mais un plan « R » comme réalisme ce qui ramène Tunis au plan « A », ou « U » comme unique.
Sourde à un tel conseil, voilà que Tunis est prise de la fièvre du plan « I », comme interne, les mauvaises langues diront aussi « I » comme illusoire, car les mécanismes d’une économie délabrée ne le permettront pas. Avant de taxer les riches, il faudrait s’entendre sur le niveau de richesse à partir duquel on taxerait.
Voilà que d’autres nous inondent littéralement d’une analyse fondée sur l’hypothèse d’un plan « C ».
Naïvement, certains croient que la Tunisie serait courtisée de façon assidue par l’Italie et l’Europe. Selon certains, la Tunisie serait en mesure de poser ses conditions. Or ceci est faux, c’est même une autre illusion collective qui dénote d’une totale méconnaissance des rapports de force voire même une irresponsabilité totale qui se retournera contre la Tunisie très rapidement.
Contrairement à ce que pensent certains « romantiques », la Tunisie n’est pas un verrou de l’Afrique vers l’Europe. Elle aurait pu l’être, mais elle ne l’est pas et on peut craindre que, vu le délabrement de l’Etat et vu la pénétration des mafias de tout genre, y compris les mafias internationales dans certains rouages, qu’elle ne le sera jamais.
A cause des années de « chaos » politique, de destruction méthodique de l’Etat, d’implication dans les crises libyennes, syrienne, africaine, le pays est devenu un corridor de passage et un dépotoir de toutes les routes migratoires et de toutes les diplomaties parallèles.
La dernière évolution dans le dossier libyen opérée par le Maroc, au nez et à la barbe de l’Algérie et de la Tunisie qui paye depuis douze ans le délabrement libyen, prouve que la Tunisie ne pèse que négativement dans toutes les équations régionales. Cela signifie que les différents acteurs régionaux, internationaux n’envisagent plus la Tunisie comme un acteur, mais comme un enjeu. Une pièce sur un échiquier à ravir ou à utiliser dans un jeu régional ou global.
Pour l’Algérie, la Tunisie est une pièce qu’elle utilise dans le dossier libyen et dans son offensive contre le Maroc, c’est un passage potentiel vers l’Europe qu’elle utilisera pour le compte de la Russie.
Pour le Maroc, depuis l’affaire du Polisario, aussi loufoque que ridicule, la Tunisie est devenue un pays à abattre, le mot est fort, mais réaliste. Venir dans le dos de la Tunisie et camper dans un jeu d’alliance qui permettra d’utiliser le levier frontalier libyen pour réorienter vers la Tunisie la vague de l’immigration subsaharienne et affaiblir durablement la Tunisie où, il faut le dire, la complaisance des ONG et des associations contribue à la destruction méthodique du système de contrôle frontalier de l’Etat.
L’Italie ne voit la Tunisie que comme un immense abcès migratoire tunisien et africain qui menace de la submerger. L’Italie est dans une situation comparable à celle de la Grèce face au chaos moyen-oriental. Son objectif est double, d’abord faire de telle sorte que le gaz algérien arrive vers l’Italie, en attendant une alternative opérationnelle dans les cinq à dix ans pour ne plus dépendre de l’Algérie et de la Libye, mais se tourner vers le gaz israélien qui sera politiquement et militairement plus sûr. C’est pour cette raison que l’Italie a «vendu» la Tunisie à l’Algérie, un peu à la manière du XIXe siècle.
On comprend dès lors les sorties de Tebboune ou les saillies de son ambassadeur en Italie qui parlent de la Tunisie comme s’ils en étaient les maitres et les possesseurs.
La France est en retrait total en Tunisie et en Afrique, elle ne voit la Tunisie que depuis le passage de Vintimille, où l’accord tuniso-italien sur l’immigration clandestine a produit en France une vague migratoire et une accélération de l’immigration clandestine tunisienne et subsaharienne. Paris aussi voit la Tunisie comme un corridor de passage incontrôlé, voire incontrôlable.
L’Union Européenne, occupée par l’affaire ukrainienne, minée par les « égoïsmes » des Etats membres est désormais condamnée à revoir le mécanisme de l’Asile, de l’immigration clandestine venant du sud, celle-ci pose des problèmes et des défis culturels qui menacent la stabilité interne de l’Europe et son modèle social et culturel.
De fait l’Europe n’envisage la Tunisie que comme un lieu de relocalisation de toutes les immigrations africaines, nord-africaine, et même maghrébines. Une vaste salle d’attente, un dépôt au bout d’un corridor. Loin est le temps où l’accord de partenariat au début des années 1990 faisait de la Tunisie une zone de potentielle excellence économique et de partenariat majeur. L’Europe n’envisage désormais Tunis que sous l’angle de l’enjeu migratoire. Peut-on l’en blâmer ?
Enfin, les Etats-Unis ne voient Tunis qu’un laboratoire d’intervention à faible coût stratégique pour eux et qui peut avoir encore une importance tant que durera le bras de fer avec Moscou. Pour Washington, aucun basculement africain dans le giron de Moscou ne serait tolérable. Leurs avertissements à Alger sur les achats massifs d’armement russe, leur mise en garde insistante auprès des pays subsahariens n’est explicable que par la circonstance ukrainienne. En la circonstance, Tunis n’est qu’un point d’appui à ne pas laisser à Moscou ou à Pékin.
Pour avoir détruit son Etat, pour avoir laissé prospérer des diplomaties parallèles, pour avoir cru aux illusions qataries, turques, chinoises, algériennes et même « polisariennes », les Tunisiens ont rompu avec la règle fondamentale en diplomatie, celle de maintenir les alliances les plus longues et les plus sûres.
Vouloir être le gardien d’un verrou géopolitique signifie tenir sa frontière et l’interdire à tous, ses immigrés propres et ceux des autres pays, c’est montrer une capacité à cadenasser son territoire et à l’interdire.
La grande erreur stratégique des pouvoirs tunisiens depuis 2011 c’est d’avoir cru monnayer auprès de l’Europe les flux migratoires, croyant faire plier l’Europe, l’Italie ou la France. Or, pour jouer ce jeu, encore faut-il disposer des moyens militaires, de la stabilité interne et des capacités économiques pour imposer sa volonté, tout ce que Tunis n’a pas. Ces différentes équipes au pouvoir ignorent une règle simple : on a la diplomatie de ses capacités militaires. Tout le reste relève de la poésie.
L’incapacité à tenir un verrou a fait de la Tunisie un corridor de passage, sa diplomatie s’est calquée sur une géostratégie « low cost », en somme une « lumpen diplomatie », de la mendicité, de la main tendue pour l’obole en monnayant sa mauvaise gouvernance, ses propres manquements et l’irresponsabilité des Etats limitrophes.
Le Puntland en Somalie agit exactement de la même manière. Cela n’en fait pas un Etat respectable et respecté. C’est sous cet angle uniquement qu’il faut lire la double visite des deux responsables européennes. Faire de telle sorte que n’apparaisse pas un Puntland face à l’Italie.
Si cela devait advenir, en géopolitique, on appellerait la Tunisie « une zone grise ».
Politologue, Chercheur
au Centre de Recherche
sur la Diplomatie et la Politique
à Sciences Po Grenoble.