TUNIS – UNIVERSNEWS (CULT) – A l’époque contemporaine, l’Humanité a été marquée par l’expérience amère de la destruction. Cette dernière revêt un aspect matériel impliquant la démolition des rues, routes, immeubles, institutions, sièges, statues et monuments, les réduisant à l’état de ruine. L’objectif de ceux qui commettent ces actes de destruction est de rendre la vie des gens impossible, d’interrompre la communication entre eux, de dissoudre la cohésion qui est supposée les unir, et d’entraver la continuité et l’harmonie de leur production matérielle et intellectuelle.
Par ailleurs, la destruction s’étend à tous les domaines de production et de diffusion des arts, revêtant ainsi une signification morale qui en fait une composante du génocide ethnique qui assassine les mémoires humaines préservées jusqu’alors par les arts, répertoires de l’histoire, archives de la vie courante et registres des avenirs souhaités. De ce fait même, la destruction empêche les artistes – ceux qui sont enracinés dans leurs cultures et engagés avec leurs pairs à travers le monde par-delà les différences des langues et les cultures –, de porter leurs voix pour raconter leurs histoires locales.
Dans ce contexte, plusieurs textes de loi, dont le Pacte Roerich (1935) et La Convention pour la Protection du Patrimoine Mondial, Culturel et Naturel (1972) constituent une base juridique non seulement pour une forte opposition humanitaire et internationale à tout acte de génocide culturel, mais aussi pour attester du droit humain à une protection internationale contre ce crime, et de la légitimité de lutter contre ceux qui le commettent.
Malgré l’histoire ancienne du génocide, dont certains épisodes sont connus tandis que d’autres continuent de passer sous silence, la modernité l’a élevé à un niveau sans précédent en termes de planification, d’organisation et de développement de moyens technologiques pour faciliter sa perpétration, exploiter ses résultats et le promouvoir dans les agendas politiques internationaux, régionaux et nationaux. Ces agendas incluent le génocide ethnique, les déplacements forcés, l’effacement de la mémoire, l’appropriation du patrimoine, matériel et immatériel, et l’ethnocide. Ce sont les caractéristiques qualifiées de l’élimination délibérée, totale ou partielle, d’un groupe humain identifié en tant que communauté religieuse, raciale, ethnique ou nationale, et ce, par le biais d’une violence systématique, soutenue, à grande échelle et ciblée, visant à son extermination. Bien que les massacres collectifs aient eu des antécédents en Europe et dans le Nord Global moderne, le sort réservé aux pays du Sud Global colonisés et semi-colonisés au cours des cinq derniers siècles – en Amérique du Sud, en Afrique, en Australie et en Asie –, représente un plan capitaliste, impérialiste, rigoureux et systémique qui cherche à assigner aussi bien ces peuples que leurs cultures des destins horribles.
A Gaza, depuis octobre 2023, les guerres incessantes d’anéantissement des cultures humaines contemporaines – déjà observées en Bosnie, en Croatie, au Rwanda, en République Démocratique du Congo, au Darfour, au Soudan et ailleurs –, ont atteint un niveau d’escalade sioniste criminelle sans précédent. En témoignent les massacres répétés d’enfants, de femmes et de personnes âgées ainsi que les frappes aériennes et terrestres visant les maisons, les écoles, les hôpitaux, les sites et monuments archéologiques, de même que les institutions religieuses, culturelles, artistiques et académiques. Les envahisseurs sionistes ont commis sur la terre de Palestine – bien avant que l’entité sioniste ne soit imposée par la machine de guerre, de meurtres et de destruction soutenus par l’Empire global colonial –, des massacres prémédités, sans cesse renouvelés, perpétrant des actes de génocide spatial, ethnique et culturel sans aucune dissuasion efficace. En se dressant face à cette horrible agression, les Palestiniens le font au nom de l’Humanité entière, subissant l’une des expériences humaines les plus amères endurant ces dures incidences. Ceci nécessite une réflexion approfondie et l’ancrage des actions dans le domaine de l’art de résistance.
Le théâtre offre des possibilités illimitées pour impliquer les artistes de la scène et leur public dans la création d’évènements, de textes et de scènes qui renouent avec la vie au cœur du génocide et de la destruction. En effet, le théâtre, en tant que pratique globale, s’étend de l’écriture individuelle ou collective à l’acte performatif comme médiateur de la relation public-artiste, tout en culminant, au-delà de la représentation, dans une interaction d’émotions, de sentiments, de visions et de textes. Cette immense capacité de résistance a toujours été inhérente au théâtre. Tout au long des luttes de l’Humanité contre la tyrannie, l’oppression et la violation des droits, le théâtre n’a jamais été un témoin passif. Combien de théâtres ont-ils été fondés sur le principe de la liberté et ont porté son nom ? Combien de pratiques théâtrales ont-elles contribué – au moment où les bastions de la résistance se sont écroulés –, à maintenir la cohésion d’un peuple meurtri et assiégé, à renforcer son estime de soi et à lui inspirer la fierté d’être un collectif humain libre et créatif ? Combien de théâtres ont-ils été construits, brique par brique, pour représenter leurs créateurs plutôt que leurs oppresseurs, porter leurs préoccupations, exprimer leurs douleurs et faire rayonner leurs souhaits ? Combien de théâtres ont-ils réuni peintres, musicien.ne.s, poètes, auteur.e.s, philosophes, anthropologues et sociologues pour pratiquer une créativité libre face à la destruction, au génocide, à la colonisation et à la tyrannie ?N’était-ce pas là la philosophie du « Théâtre de l’Opprimé », né au Brésil dans les années 1970 et répandu à travers le monde ?N’était-ce pas là l’approche des artistes de théâtre sud-africains qui ont créé leurs propres expressions dramatiques antiapartheids et anti-génocides, dans le cadre du processus « Vérité et Réconciliation » dans les années 1990 ? N’était-ce pas là la philosophie de « Mashirika » (1998) au Rwanda qui a rassemblé des gens aux langues, cultures, nationalités et expériences artistiques variées pour établir une expérience théâtrale visant à dénoncer le génocide ? N’est-ce pas là l’esprit du « Théâtre de la Liberté » au camp de Jénine (2006), pour ne citer que quelques exemples ?
La résistance est la condition de la survie de l’Humanité face à ses ennemis, et la création libre est le fait le plus significatif de cette résistance. C’est un événement, mais c’est aussi une structure et un processus socio-historique qui régénère la vie par le témoignage, l’enregistrement de l’histoire, la préservation des archives de l’existence humaine et la création de futurs possibles. Le théâtre, en tant qu’événement et structure, est donc à (ré) inventer par les créateurs sur la base de ce qui condamne l’oppression, dévoile l’injustice, dénonce le crime et suscite le questionnement.
Au-delà de la dichotomie interprète-spectateur, le Théâtre du Génocide crée des états de conscience interactifs –à la fois individuels et collectifs– à l’égard de la déshumanisation, l’oppression, l’exploitation, le racisme et la discrimination. Tout en mettant les paroles des répliques sur les langues des acteurs, le texte théâtral leur offre un espace pour s’exprimer et jouer de manière à faire taire les voix du génocide et de la destruction. De même, tout en habillant les personnages qu’ils représentent de masques, les acteurs et les metteurs en scène ôtent les Masques Blancs qui empêchent les Peaux Noires de se révéler ou d’affronter leurs ennemis à visage découvert.
Dans ce tournant palestinien que connaît la pensée humaniste internationale aujourd’hui, la nécessité d’un théâtre anti-génocidaire est plus que jamais d’actualité, car elle s’inscrit dans un nouvel horizon humaniste qui rétablit le principe d’une humanité libre. Au théâtre, et tout particulièrement sur scène, des dialogues se tissent, des mots et idées se heurtent, des opinions se confrontent, des volontés s’affrontent, les tyrannies sont subverties par le sarcasme, et les sorts qui paraissent inéluctables sont renversés. De par sa nature, le théâtre repose sur des individus libres qui façonnent leurs propres destins. Il se nourrit de la littérature classique et populaire, des arts anciens et nouveaux, des sciences humaines et sociales et des philosophies. En ce sens, il ne peut remplir son rôle que s’il contribue à combler le hiatus entre les Sciences Humaines et Sociales et l’Art ; considérant avec estime ce qu’évoquent les premières en tant que synthèse de la connaissance collective des humains sur eux-mêmes – leurs passé, présent et futures souhaités – ; et s’estimant lui-même creuset des arts, de la littérature et des savoirs sur les Humains et leurs Sociétés.
Compte-tenu de l’importance de toutes ces problématiques d’ordre éthique et esthétique, le colloque de la 25ème édition des Journées Théâtrales de Carthage abordera, les 25,26 et 27 novembre, le thème « Théâtre, Génocide et Résistance : Vers un Nouvel Horizon Humaniste » et adoptera quatre axes de réflexion :
- Les spécificités esthétiques de la pratique du Théâtre du Génocide et du Théâtre de la Résistance dans les différentes sociétés aux temps de la colonisation et du capitalisme consumériste.
- L’éthique de la représentation de la destruction et du génocide au théâtre et leur aboutissement scénique.
- La relation entre le Théâtre et les Sciences Humaines et Sociales qui explorent les mémoires du Génocide, de la Résistance et de la construction socio-historique des identités.
- Le Théâtre du Génocide, Le Théâtre de la Résistance et la création de futurs possibles.