- « A huit ans, mes parents m’ont déscolarisée. Il fallait que je m’occupe de mes frères, des brebis, de la cuisine et de ma grand-mère « .
Hanène est aujourd’hui agricultrice à son propre compte. Mais que de batailles tout au long de ces derniers trente quatre ans, depuis qu’elle a dû quitter l’école !
Pendant dix ans, de huit à dix huit ans, elle garde les brebis et les poules, fait à manger à ses frères et à sa grand-mère et travaille la terre de la petite ferme familiale entourant la maison. Que des massues sur ces épaules frêles. Ses parents, agriculteurs, travaillent aux champs, hors du village, six jours par semaine. Ils rentrent chaque mercredi chez eux et repartent aux champs, jeudi à l’aube.
Petite fille puis adolescente, Hanene a nourri son amour de la nature. Tout comme elle a ravalé sa frustration…ses frustrations.
Livrée au travail et à la contemplation de la terre, un jour de printemps, son labeur est interrompu par le passage du directeur du centre de formation agricole régional. Elle écarquille les yeux à sa question : » tu ne voudrais pas apprendre le métier d’agricultrice ? ».Ses larmes inondent ses joues tout comme l’image lointaine des salles de classe a toujours inondé sa mémoire. Apprendre ?? Mais elle ne rêve que d’apprendre !
Démarre alors les négociations avec la famille. Le père refuse tout en bloc arguant que la formation se fait avec vingt quatre garçons et qu’elle est la seule fille… « Que diraient les villageois ? »
Qu’à cela ne tienne, Hanene fait du porte à porte chez tous les voisins pour convaincre les filles de son âge de l’accompagner à cette formation. Elle remporte l’adhésion de quelques unes, mais à quel prix ?! Son frère ainé la surprend en flagrant délit de persuasion des voisines. Celui pour qui elle s’était sacrifiée, la roue de coups. Une raclée tellement sauvage que la jeune fille, pourtant endurcie par la vie, doit garder le lit pendant un temps qui lui semble infini, elle qui ne s’est jamais reposée. Le jour du test arrive et le directeur du centre de formation ne voyant pas la jeune fille, dépêche une ingénieure agricole pour aller enquêter sur son absence. Il avait décelé, dans les yeux de l’adolescente, une étincelle qui pourrait, peut-être, un jour, illuminer sa vie et tant d’autres de son entourage. L’étincelle de la deuxième chance que les oubliés, à l’échine pliée, croyaient impossible. Une soif d’apprendre qui saura tout abreuver. En 2000, » du temps de Ben Ali « , martèle Hanene, « la dame débarque chez nous et fait un véritable scandale. Elle menace mes parents de déposer plainte contre mon frère, pour violence. Mes parents la supplient de ne pas envoyer le coupable derrière les barreaux. Elle pose sa condition : « Seulement si vous laissez Hanene suivre la formation. » N’ayant pas trop le choix, mon père accepta. »
Jamais elle n’aurait cru que son œil au beurre noir la sauverait !
Hanene reprend, alors, le chemin d’une école, différente de ses souvenirs, mais une école quand même ! Vivre et évoluer parmi les humains lui manquait. Terriblement !
Elle met tout son cœur, toute sa soif et toutes ses frustrations dans cet apprentissage scientifique de ce qu’elle a toujours pratiqué de mémoire. Jusque-là, elle a appliqué un savoir faire millénaire transmis par sa mère ou sa grand mère. Avec cette formation, elle pousse ses compétences au-delà de sa mémoire, elle rejoint l’humanité.
L’élevage des vaches et des poules, l’apiculture, la greffe, le greffage et la taille des arbres fruitiers, les secrets des cultures céréalières…tout la passionne et elle veut tout savoir. On le lui fait savoir.
Son attestation d’aptitude au métier d’agricultrice en poche, Hanene aura bénéficié d’une bourse mensuelle de cent vingt dinars, offerte par l’Etat. Pour la première fois de sa vie, elle a un revenu personnel et pour la première fois de sa vie, elle est financièrement autonome. Elle demande alors à son père de lui céder un petit bout de terrain pour créer son projet d’étable. Ce qu’il refuse farouchement. Le refus des esprits confus, elle n’a connu que cela, mais ne s’y est jamais faite.
C’est à cette période qu’elle fait une rencontre et tombe amoureuse. Mais et il y a un mais, sa famille n’est pas favorable à une éventuelle union. Encore un refus !
Doublement déçue, elle met ses projets d’étable et de mariage en veille et part à Bizerte travailler dans une usine de confection. Pendant dix ans, elle travaille, observe et apprend pour devenir contrôleuse de qualité. Pendant ces dix années, elle garde le contact avec son amoureux resté à Nefza.
Ni le temps ni la distance ne lui ont fait oublier son amour. De l’homme et de la terre. De retour à Nefza, elle arrache l’accord de ses parents pour son mariage. Mariée à l’homme qu’elle a tant aimé, elle s’attaque au travail agricole sur les terres de sa belle famille. Petit à petit, elle regroupe ses voisines agricultrices et partage avec elles ses compétences. Actuellement, elles sont une dizaine à produire tout ce qu’il faut pour la OULA, provisions en épices, en dérivés de blé autochtone, en confitures etc.
En quelques années, Hanene est parvenue à lancer, aussi, une cafétéria qui emploie deux personnes. Et même si son mini café ne lui fait pas encore gagner des sous, elle est fière d’avoir pu assurer un revenu fixe à ses deux jeunes employés.
De quoi rêve celle qui n’a jamais abandonné ses rêves ? Obtenir un terrain agricole de l’Etat, constituer un groupement agricole avec ses voisines, avoir un marché régulier à travers un circuit de commercialisation équitable, contribuer au développement de sa région. Au sommet de ses rêves, tout prêt de son cœur, louit une flemme qui ne s’éteindra jamais : voir Ritej, sa fillette de treize ans et ses deux garçons de neuf et huit ans, réussir leurs études, se hisser, comme elle l’a fait, grâce au savoir. Mais aller beaucoup plus loin qu’elle.
Mon rêve pour Hanene, c’est qu’elle développe une table d’hôtes où l’on mangerait sain, naturel et terroir local.
Ce qui est frappant chez Hanene, c’est sa grande humilité, son absence de reproches envers ses parents et sa résilience innée. Dans toutes les étapes de sa vie, elle s’est battue et ne s’est jamais laissée aller au désespoir ni à la victimisation. Travailleuse acharnée, souriante et d’une bonté inouïe, elle est l’exemple de la femme tunisienne qui construit et produit contre vents et marées.
Respect !
Héla Bennour