
Libanisation
Tawfik BOURGOU
- Le processus de déliquescence que connait la Tunisie est la conséquence de transferts sur le sol tunisien d’un ensemble de bras-de-fer qui ne concernent en rien le pays
- Après l’attaque de l’ambassade des Etats-Unis à Tunis, la bienveillance américaine vis-à-vis de l’islam politique n’a jamais fait défaut
- Pour Washington, la Tunisie n’a d’importance que dans le cadre d’un jeu stratégique planétaire… comme le Liban
- Depuis 2011, le Qatar et la Turquie -via leurs services de renseignements- ont entretenu une tête de pont islamiste qui a levé une armée de mercenaires djihadistes
- L’Etat tunisien démoli par l’islam politique a perdu toute capacité à s’opposer au processus de fragmentation
- L’Algérie dispose elle aussi de protectorats et de têtes de ponts en Tunisie et elle est allée jusqu’à pousser des milliers de subsahariens vers la Tunisie pour ôter au pays toute possibilité de renaissance
- Le Maroc, via des parties libyennes, veut régler ses comptes avec Alger en Tunisie et veut depuis 2011 détruire la Tunisie, et lui aussi a ses têtes de pont et ses protectorats via des associations subsahariennes
- Contrairement à certaines analyses, la France semble avoir quitté définitivement la Tunisie, qui est plus un problème pour Paris qu’un enjeu
TUNIS – UNIVERSNEWS –– J’ai pour le Liban le plus profond des respects et une affection particulière. La même affection que j’ai pour la Tunisie. A vrai dire, dans le monde arabe, les deux seuls pays pour lesquels j’ai une grande affection sont le Liban et la Tunisie. J’ai eu la chance et l’honneur de visiter le Liban. L’impression qu’il m’a offert à l’arrivée à Beyrouth c’est de sentir un lien de sang que je n’ai jamais senti ailleurs qu’en Tunisie.
Le Liban a été sacrifié par les régimes arabes qui l’entourent et par les pays occidentaux au point d’en faire un champ de bataille. Lui aussi est la victime d’un toxique voisinage. Cela sans exonérer les multiples acteurs locaux de leurs responsabilités dans la destruction de celui qui fut la Suisse du Moyen-Orient.
Dans la science politique, nous ne sommes pas beaucoup à penser le Liban à l’envers du « politiquement correct » contre les théories dominantes et les idées « main stream », y compris celles qui ont libre cours dans le monde arabe mettant en relations de façon désordonnée des éléments explicatifs de niveau de pertinence disparates. Pour tordre le cou aux mythes de l’arabisme on dira que les dirigeants arabes n’ont pas sacrifié le Liban pour sauver la Palestine et le Golan, ils l’ont sacrifié pour garder leurs pouvoirs et instrumentaliser le reste. D’ailleurs les soutiens à la cause palestinienne servent essentiellement à une consommation idéologique locale.
Les thèses dominantes parlent d’une « guerre civile libanaise », ma thèse est qu’il n’y a eu que des guerres étrangères sur le sol libanais. Celles-ci ont allumé ensuite des luttes fratricides au sein de la société libanaise.
Au sein de la science politique, nous ne sommes pas beaucoup à penser que le processus de
« libanisation » n’est pas la fragmentation d’une société à cause d’une discorde interne (fitna) pour l’accaparement du pouvoir sur laquelle se seraient greffées des ingérences et des interventions directes. C’est à l’inverse de ce qui est professé communément par les idées dites « main stream ». Au contraire, la destruction du Liban est la résultante d’un processus d’ingérences multiples suite à l’importation sur le sol libanais de guerres et de luttes qui ne concernaient en rien la société libanaise. De fait, les puissances locales, régionales et les grandes puissances ont réglé leurs comptes sur le sol libanais pour ne pas avoir à se confronter directement sur leurs sols respectifs.
Mais certains ont vendu séparément, à des peuples prompts à y croire, le mythe d’une participation « à la lutte du peuple palestinien », bien sur une participation par la véhémence, sans plus. Le Liban a juste servi de lieu de transfert de conflits limitrophes et de lieu de déplacement de populations qu’il ne pouvait matériellement pas accueillir.
Récemment un chroniqueur sur une chaine tunisienne et un journal de la place ont atteint des niveaux stratosphériques de bêtises en racontant à qui veut l’entendre que la Tunisie est en train de payer « la facture » d’un engagement propalestinien. Une simple analyse des rapports de force militaires devrait les inviter à se taire.
L’Egypte de Nasser, la Syrie des Assad, la Jordanie de Hussein, les Al Saoud et ensuite tous les émirats et autres confettis de pouvoir des monarchies riches agissant pour le compte d’autres pays, mais aussi Israël, Etats-Unis, Iran, Royaume Uni, la Turquie ont participé à l’écroulement libanais à travers des parties libanaises.
Le processus de « libanisation » s’est fait aussi par la création et l’entretien voire l’achat de mouvements qui agissaient toujours par procuration pour autrui. Au plus fort des « guerres internationales » sur le sol libanais, au moment de l’invasion de Beyrouth par l’armée israélienne, il y avait plus d’une trentaine de mouvements armés et plus de cinquante mouvements politiques.
Pour la première fois depuis 1948, une capitale arabe est assiégée, mais les pays arabes ont préféré certainement regarder la coupe du monde football. Ironie des anachronismes, à l’époque, les grandes chaines de télévision arabes diffusaient un feuilleton libanais intitulé « La veille de la chute de Grenade » (Leylat soukout gharnata).
Poussées par la misère et par l’insécurité les forces vives du Liban sont parties, un exode comme une hémorragie, une population aussitôt remplacée par des populations étrangères au point de compter dans certaines localités plus d’étrangers que de libanais.
Voilà ce qui résume ce processus qu’on appelle improprement la « libanisation » ce que le politologue que je suis, considère comme un transfert de conflits extérieurs dans le territoire et dans la scène politique libanais.
Dans ce type de processus, le pays qui subit le transfert, est submergé à cause de sa faiblesse et surtout à cause d’une recherche de vassalité par ses dirigeants, la recherche de protecteurs car l’Etat national a été soit détruit soit que l’effectivité de son pouvoir s’est délitée. Souvent cet Etat est vidé par la base par des chefferies locales mafieuses et en lien avec les trafics transfrontaliers (Cas de la drogue de la Bekaa). L’explosion du port de Beyrouth est une illustration de ces multiples imbrications qui remontent loin, jusqu’aux rives de la mer noire.
Le transfert de conflits extérieurs s’appuie aussi sur un processus de construction de « protectorats » internes, de mouvements, d’acteurs au sein de la société du pays cible, qui vont être les têtes de ponts pour des interventions des acteurs limitrophes ou des grandes puissances.
Dans ce que j’ai pu observer du cas tunisien m’amène à affirmer que le Liban et la Tunisie, au-delà de l’histoire ancienne phénicienne commune, se parlent aujourd’hui en miroirs.
Leurs cas respectifs s’éclairent particulièrement, jusqu’au tragique de telle sorte qu’il est possible d’affirmer que le processus de déliquescence que connait la Tunisie depuis 2011 à 2023 est la conséquence de transferts sur le sol tunisien et contre la volonté de la société tunisienne d’un ensemble de bras de fer qui ne concernent en rien la Tunisie mais qui risquent de l’effacer simplement. Je pèse le mot « effacement » et je le souligne.
Depuis 2011 se sont créés en Tunisie des protectorats internes, des têtes de pont qui agissent pour le compte d’autrui au sein même de la société tunisienne.
Le parti Ennahdha a été « l’entrepreneur » majeur de création de ces protectorats étrangers dans la société tunisienne. Ennahdha est un « protectorat » américain en Tunisie. Aucun autre parti n’a été autant aidé et écouté à Washington tant chez les parlementaires que les différentes administrations depuis 2011. Au plus fort de la vague terroriste et après l’attaque de l’ambassade des Etats-Unis à Tunis, la bienveillance américaine vis-à-vis de l’islam politique n’a jamais fait défaut. Les Etats-Unis agissent aussi via des actions dans le cadre d’un protectorat des nouvelles minorités étrangères importées en Tunisie.
Mais pour Washington la Tunisie n’a d’importance que dans le cadre d’un jeu stratégique planétaire. Comme le Liban, ce n’est qu’une pièce d’un puzzle parmi tant d’autres. Rien qu’en Méditerranée on peut dénombrer quinze points d’importance stratégique majeure pour les Etats-Unis. Ni la Tunisie, ni le Liban n’ont cette importance pour les Etats-Unis.
La Tunisie aura un intérêt pour Washington tant que durera le bras de fer actuel. Passée la séquence stratégique, le pays perdra de son intérêt. Washington sait mieux que quiconque que le laboratoire tunisien est un échec définitif, comme les 17 interventions américaines tout au long du XXe siècle dont les actions américaines au Liban au moins par deux fois.
Le second acteur d’ingérence en Tunisie est le Qatar. Il est un supplétif de la Turquie et des Etats-Unis en Tunisie. Il est derrière l’introduction d’associations et de structures du cultuel, du culturel assez douteuses pour ne pas dire plus. Celles-ci, forment un protectorat qatari en Tunisie. Elles sont derrière l’envoi des 9000 terroristes en Syrie via la Libye et la Turquie dans l’après 2011. Le parti des frères musulmans, Ennahdha, autre protectorat qatari en Tunisie, en participant à cela, a fait participer la Tunisie à une guerre étrangère sur le sol d’un autre pays par procuration. Mais ce parti est l’importateur en Tunisie de causes et de problèmes politiques étrangers en Tunisie.
On peut mettre à l’actif du Qatar, l’implantation du centre d’Al Karadhawi, prédicateur des interventions étrangères, dont celle de l’OTAN en Libye, à ce titre on pourra se reporter au dernier livre de l’ancien Président français Sarkozy. Etrangement, à ce jour, le centre d’Al Karadhawi n’a pas été fermé.
Depuis 2011, le Qatar, la Turquie via leurs services de renseignement ont entretenu une tête de pont islamiste en Tunisie qui a levé une armée de mercenaires djihadistes enrôlés dans les guerres étrangères en Syrie. Une tête de pont qui a été sciemment dissimulée par une politique de tolérance des différents pouvoirs vis-à-vis de la nébuleuse d’ONG occidentales qui se sont données elles-aussi des têtes de pont et des protectorats sur le territoire tunisien, souvent en enjambant la souveraineté du pays voire en la violant.
L’ethnicisation de la société tunisienne, jusqu’alors homogène à plus de 99%, sous la férule d’une nébuleuse d’association et d’ONG a « buts très lucratifs » est désormais le cheval de bataille de l’Allemagne et des Etats-Unis en Tunisie. Les associations de l’asile et de l’importation de populations étrangères sont l’outil de certaines puissances qui cherchent à étendre leur protection à des « minorités » importées ou créées de toutes pièces, dans le cadre d’un processus mandataire, qui ressemble étrangement à celui qu’a connu le Moyen Orient et le Liban dès la fin du XIXe siècle et au cours du XX siècle et qui a été réactivé à différentes périodes de l’histoire récente du Moyen-Orient.
L’Etat tunisien démoli par l’islam politique, protectorat étranger dans le jeu politique tunisien a perdu toute capacité à s’opposer à ces processus de fragmentation et d’ingérences mandataires multiples. Cela ressemble étrangement au processus de libanisation.
Parallèlement, les pays limitrophes agissent désormais en Tunisie comme l’avaient fait les pays limitrophes du Liban dans le pays du cèdre.
Un autre épisode nous rapproche du modèle de la libanisation et interroge au plus haut point. Il concerne la visite à Tunis d’un haut responsable des Emirats et les affirmations (on dira des gaz et les aigreurs) d’un « député » algérien ami de Tebboune.
Cet épisode montre que l’Algérie joue en Tunisie ce que la Syrie des Assad avait commencé à envisager au Liban avant d’y intervenir indirectement d’abord via des vassaux et directement ensuite par invasion militaire.
L’Algérie dispose elle aussi de protectorats et de têtes de ponts en Tunisie. Elle protège des acteurs politiques tunisiens (Ennahdha et Ghanouchi), elle a des liens avec l’UGTT, elle entretient un think tank qui a pignon sur rue.
L’Algérie est allée jusqu’à pousser des milliers de subsahariens vers la Tunisie pour noyer le pays et lui ôter toute possibilité de renaissance. Tout en affaiblissant la Tunisie, parallèlement, Alger prétend ouvertement discuter du cas tunisien avec l’Italie, une sorte de condominium italo-algérien sur la Tunisie. Mais Alger est l’allié africain majeur de Moscou, ce qui est dit ouvertement. Là aussi les similitudes avec le cas de la Syrie vis-à-vis du Liban sont édifiantes.
La Tunisie est intégrée par Alger dans la « stratégie des remparts » qui prend aujourd’hui une autre dimension dans la guerre actuelle en Ukraine qui est une guerre d’agression russe contre un Etat souverain et la possible jonction stratégique entre le conflit en Ukraine et le possible conflit au Niger.
Le Maroc, via des parties libyennes elles-mêmes liées au Qatar et à la Turquie veut régler ses comptes avec Alger en Tunisie et veut depuis 2011 détruire la Tunisie. Le Maroc aussi a ses têtes de pont et ses protectorats en Tunisie notamment des associations subsahariennes aux financements assez occultes mais aussi des réseaux de l’immigration clandestine auxquels participent des marocains jusque dans les chantiers limitrophes de la ville de Sfax.
La Turquie via les milices libyennes pousse des vagues migratoires subsahariennes vers la Tunisie pour écrouler le pays. Ankara agit de concert avec le Qatar en Tunisie. Tous les deux sont toujours protecteurs des frères musulmans et veulent réinstaller Ghanouchi au moins au Bardo. La Turquie cherche en plus à contrôler la Tunisie qu’elle considère comme un simple corridor ouvrant vers la tripolitaine son protectorat en Afrique du Nord. Ankara bénéficie de la bienveillance et de la mansuétude de Washington tant en Libye qu’en Tunisie.
Dernier entré en lice sur la scène tunisienne, l’Iran. La république islamique dispose elle aussi d’un segment en Tunisie via des centres du chiisme de plus en plus actifs, mais aussi via des relais dans la nébuleuse islamiste « sunnite » très favorable à un rôle politique de l’Iran dans l’espace méditerranéen occidental, notamment les membres de ce qu’on appelle la gauche islamiste. L’action du centre culturel iranien à Tunis a de quoi interpeller.
Enfin, fait remarquable c’est l’éclipse du rôle français en Tunisie. Contrairement à certaines analyses, la France a quitté définitivement la Tunisie, qui est plus un problème pour Paris qu’un enjeu. Paris a peur de l’écroulement tunisien synonyme de vagues migratoires mais ne convoite pas une position.
On oublie souvent que la France a été écartée de la Tunisie par l’administration Obama et par l’activisme politique, sécuritaire et économique de la Turquie durant la période de gouvernement frères musulmans. Le récent accord italo-tunisien s’est d’ailleurs fait en dehors de la France et largement contre elle. Or, une partie de l’immigration clandestine tunisienne et africaine est poussée par les autorités italiennes vers la France. Paris connaît une vague migratoire subsaharienne et maghrébine sans précédent qui se voit dans les villes françaises jusqu’à la capitale, dans les squares et les jardins publics. La filière tunisienne est pointée du doigt car depuis l’accord italo tunisien, le rythme des arrivées en France s’est accéléré. Cet accord a été mal perçu à Paris et semble avoir scellé le sort des relations franco-tunisiennes pour longtemps.
Hormis la question de l’immigration, l’intérêt de Paris pour la Tunisie s’est estompé. On sait que la France semble aller vers une attitude qui ressemble à celle du Royaume uni vis-à-vis des anciennes colonies. Froid avec Rabat, évitement de l’Algérie et indifférence vis-à-vis de la Tunisie qui de facto comme on l’affirme à Paris est « désormais un problème italien ». L’actuel président français a ouvert une brèche qui pourrait s’élargir dans l’avenir : la fin des politiques françaises en direction du sud et un regard plutôt vers l’océan indien et vers l’Asie-pacifique, là où le prochain monde se fera.
Comme le Liban, la Tunisie n’a plus d’alliés majeurs car la Tunisie n’est plus acteur de son destin, le pays est devenu un enjeu, un « objet » pour de petites puissances locales et des confettis d’Etats comme le Qatar ou des Etats régionaux englués dans une rente gazière et une rente mémorielle, en mal de développement q-ui rêvent de BRICS sans pouvoir y mettre un orteil. Comme le Liban la Tunisie est frontalière d’une « puissance locale » obsolète et dépassée stratégiquement, elle est limitrophe aussi d’un pays déliquescent au sud tout en étant dépendante des deux à la fois.
La dépendance vis-à-vis des voisins fut le drame du Liban. La toxicité de son voisinage joue désormais un très mauvais tour à la Tunisie.
L’affirmation selon laquelle la Tunisie a eu un passé, un présent et un avenir avec un de ses voisins est dangereuse. C’est un aveu de vassalité dans un contexte marqué par un chantage à la stabilité exercé par le voisin « prétendument frère » qui se croit fort et qui affirme disposer d’un « droit stratégique sur la Tunisie ».
En termes diplomatique cela s’appelle un diktat auquel personne ne peut consentir sauf à perdre son indépendance et sa souveraineté.
Cette affirmation gomme l’histoire du pays et sa souveraineté. Elle montre le régime actuel ne dispose d’aucune stratégie alternative, hormis alignement sur le voisin qui menace militairement en même temps qu’il tient une partie de l’économie. Pourtant, dans le passé, sans l’Algérie, Kadhafi n’aurait jamais pu mettre sur pied Gafsa, il n’en avait même pas l’intelligence tactique. Entre 1956 et 1980 c’est la seule menace majeure, elle est pourtant venue d’Algérie. Quel destin passé peut relier l’agresseur à l’agressé ?
T.B.
Politologue