Par Hélé Béji*
L’écrivaine et universitaire, Hélé Béji, vient de nous envoyer une lettre qu’elle a adressée à l’éditeur Karim Ben Ismaïl et dans laquelle elle met les points sur les « i » quant à la publication de ses livres et écrits chez d’autres maisons d’édition tout en faisant état de la polémique qu’aurait voulu créer l’éditeur, Karim Ben Ismaïl.
Voici, par ailleurs, le texte intégral, de ce point de vue de Hélé Béji :
« Je trouve grossier qu’un homme use de violence verbale à l’égard d’une femme ; vulgaire qu’un « fils de famille » offense la mémoire de son père en insultant la fille d’un ami qui lui était cher ; obscène qu’un éditeur s’en prenne à un écrivain pour la seule raison qu’elle ne publie pas ses livres chez lui. Le dépit amoureux tourne parfois en frénésie persécutrice.
Dommage, Karim, que tu te sois laissé aller à la triste besogne de me harceler depuis des années dans les journaux et les réseaux, alors que je vous ai reçus maintes fois, ta femme et toi, avec hospitalité. J’en suis remerciée par un flot incontinent de hargne.
Dommage qu’au lieu de m’affronter par les idées, tu t’en prennes à ma personne. Ton épouse, brillante psychanalyste, pourrait nous fournir la clé de cette pulsion de mort qui t’anime à mon égard. J’ai peu de science en la matière, mais je sais par bon-sens mille fois vérifié, que les péchés dont on accable autrui sont souvent la projection de nos vices cachés.
Tu es si obsédé par « l’opportunisme » et les « bien-pensants », qu’on y voit le rêve désespéré de tes convoitises, celui du pouvoir que je n’ai jamais exercé, et du palais où je ne mets jamais les pieds. Ce n’est pas de moi que parlent tes invectives, mais de toi-même. Ce n’est pas moi que ta muflerie abîme, c’est le métier d’éditeur.
Certes, il est dur de ne pas être Antoine Gallimard, lui qui a su se rendre digne de l’héritage de son père. Dommage que tu n’en aies pas fait autant. Dommage que tu n’aies pas créé une collection comme celle où je publie, qui renoue avec les Tracts NRF des années 30 quand étaient parus les textes d’André Gide, de Thomas Mann, ou de Jean Giono pour combattre le fascisme montant.
En 2019 on retrouve la collection sous la plume de Régis Debray ou Danièle Sallenave, que tu qualifies de « bien-pensants ». Les as-tu lus au moins ? Il est triste que les mérites de ton père ne se soient pas transmis à sa progéniture, qui préfère les renverser en penchants pour la calomnie. Il est vrai que l’héritage moral est toujours moins facile à porter que l’héritage matériel. L’un est le fardeau de la conscience, l’autre le confort du patrimoine.
Céder aux joies de la malveillance est incompatible avec la vie de l’esprit. La haine n’est que l’autre face de la servitude mentale où s’accroche le fascisme des faibles. Je te rappelle les textes de Niestzshe (l’as-tu lu ?) sur le ressentiment, qui pourraient t’aider à te libérer du tien. Bien sûr, il est pénible d’admirer quand on est si peu digne d’admiration ; cela fait mal de voir un autre dans la lumière quand on est dans l’obscurité ; d’écrire avec ses pieds quand d’autres le font avec aisance. Pff…pff…publier chez Gallimard, alors qu’existe un plus grand éditeur, Karim Ben Smail !
Pfff…turpitude, magouille, trafic, fricotage, coucheries, prostitution ! Quelles manœuvres n’ont-ils pas combinées pour y arriver ? Voilà tes obsessions fébriles. Il ne te viendrait pas à l’esprit que le travail et l’étude soient le seul accès aux éditeurs que tu exècres, qu’il existe des gens qui ne vous sachant ni sœur, ni fille de qui, s’en fichent pas mal et vous publient parce qu’ils portent en eux l’humble mission de lecture, la passion des idées et l’amour des textes.
Peut-être devrais-tu changer de métier, afin d’exister enfin par toi-même et d’accomplir une œuvre qui fasse éclater ta valeur aux yeux du monde. Alors découvriras-tu la dureté austère du labeur solitaire, au lieu de te contenter de pétards ratés en mal de gloire chimérique, grâce aux like de la petite meute de tes amis dans Facebook.
Crois-tu que la malveillance soit le meilleur moyen d’affirmation de soi ? Crois-tu atteindre à la grandeur en rapetissant le monde ? Crois-tu te laver de tes silences avant 2011, par tes réquisitoires après 2011?
Où étais-tu avant le règne de la liberté d’insulter ? Est-ce toi qui as produit Désenchantement national contre le despotisme politique, livre que ton père a eu le courage d’importer ? Il ne s’offensait pas que je publie chez Maspero, au contraire.
As-tu écrit une tribune dans Le Nouvel Obs pour défendre Sihem Ben Sedrine en prison ? As-tu organisé des débats philosophiques sur la liberté, sous l’œil d’agents de sûreté qui notaient les plaques d’immatriculation des visiteurs ? As-tu ouvert ta maison comme j’ai ouvert la mienne à un public avide d’échanges, offrant l’opportunité de débattre avec les plus grands penseurs du XXème siècle, drainant à Tunis l’avant-garde du savoir ? As-tu donné la parole à Jean Daniel quand son livre avait été interdit par la censure ?
Non. Tu te contentais de publier des livres d’art achetés par le Ministère du Tourisme et de la Culture, marketing en papier glacé de la dictature, et sans parler des brochures… Car tu n’es pas un « opportuniste ». Et moi, l’opportuniste, j’ai été radiée de l’université, pendant que toi le « résistant » tu grimpais en notabilité dans le système et prospérais à l’ombre d’un État de rente.
Venons-en enfin à mes positions intellectuelles. Oui, j’ai fait l’éloge de Hamadi Jebali quand il a eu le courage de démissionner le jour du meurtre de Chokri Belaïd. Un islamiste n’aurait-il jamais droit à notre estime, parce qu’il ne pense pas comme nous ? Je méprise les modernistes comme toi qui s’adressent aux islamistes en termes colonialistes, à peine, voilés.
Et je constate qu’aucun ministre « moderniste » n’a eu le cran de démissionner pour des raisons morales, quand d’autres attentats terribles ont endeuillé le pays. Tu veux être de la race supérieure des modernes, pourtant tu penses en primitif qui attaque les gens sur leur parenté, comme n’importe quel rustre arriéré entiché de tribalisme. « Si ce n’est toi, c’est donc ton frère, ou bien quelqu’un des tiens… » Les modernes fin de race parlent le langage des loups.
Enfin, le contresens que tu fais sur mon texte prouve que tu n’as pas pris la peine de comprendre sa brochure de présentation. C’est bizarre pour un éditeur de ne pas lire. Mais si tu as le courage de parcourir le Tract en entier, je crains que tu n’aies pas la force de supporter la mise à terre de tes accusations.
Contrairement à ce que tu affirmes dans l’impatience de me nuire, tu as pris mon propos à l’envers. Tu me prêtes l’idée triviale que la révolution ne serait que le résultat de l’ingérence occidentale. Or, je démontre exactement le contraire, à savoir que c’est parce qu’il n’y a pas eu d’ingérence occidentale en Tunisie que la révolution a bien eu lieu. Et oui, tu t’es planté, trop excité par l’envie de dénoncer avant de vérifier. La Tunisie a réussi sa révolution parce que précisément, elle n’a pas subi d’invasion militaire comme les autres pays arabes, qu’elle l’a accomplie seule, par elle-même, sans être victime de ce que j’appelle les assauts de la démocratie impériale.
On n’atteint pas à la pensée en cultivant la paresse décadente d’un héritier. Le souffle d’une œuvre n’a rien à voir avec la mauvaise haleine de l’injure. Dommage que la fécondité de l’esprit échappe à la tristesse amère de ton caractère. Dommage que ton regard abîme le monde parce que tu ne possèdes pas l’art d’en saisir la lumière. Dommage que ton indignité ruine le vieux reste de dignité sociale du legs paternel dont tu bafoues la mémoire.
Son enthousiasme et son amour des livres furent la clé de sa réussite, ta rancœur et ta haine de la pensée sont celles du cynisme et de l’échec. Mais par ce dommage, tu m’as rendu, sans le savoir, un hommage. Car tu es la parfaite illustration de la trahison des démocrates que j’évoque dans mon Dommage, Tunisie, ceux dont la bonne conscience bruyante est le signe qu’ils n’ont pas de conscience, comme le voile trop voyant n’est souvent que le simulacre hypocrite de la piété ».
*Hélé Béji – Universitaire et écrivaine – 5 novembre 2019