* Les métiers en risque de disparition sont ceux qui sont marqués par la routine
* Nous devrons repenser entièrement l’éducation et la formation pour préparer les générations futures aux défis de demain
TUNIS – UNIVERSNEWS – Entre la digitalisation des entreprises et la crise du COVID-19, le monde du travail n’a cessé de se réinventer ces dernières années. Les métiers qui paient bien aujourd’hui ne seront pas les mêmes demain. Si certains métiers disparaissent, d’autres au contraire évoluent, se créent et se développent. Peut-on d’ores et déjà dégager des tendances et anticiper les métiers qui seront en vogue demain ? Les métiers traditionnels vont-ils disparaître ? Quel métier aura le vent en poupe dans dix ans ? Au contraire, quelles seront les professions qui auront complètement disparu en 2030 ? Quels sont les risques de ces métiers du futur sur les pays en voie de développement comme la Tunisie ? La question est délicate. Professeur Mohamed Naceur Ammar, Ingénieur X-Mines ParisTech, PhD, ancien ministre, président de l’Advisory Board de Pristini Knowledge Group et spécialiste du de la culture de l’innovation et de l’impact du digital sur le monde du travail, .a bien voulu répondre à univers news sur ces interrogations.
- Universnews : De nombreux métiers actuels vont disparaître, évoluer, se digitaliser ou à être effectués par des robots… alors quels sont les métiers propices à une explosion de demandes dans le futur ? Quels sont ceux qui recrutent ?
Mohamed Naceur Ammar : En effet, de nombreuses études ont été menées à propos du futur du travail et de l’emploi. Qu’elles soient rétrospectives ou prospectives, ces études ont montré que l’impact des transformations en cours sur le monde du travail est sans précédent. Lors des trois révolutions industrielles précédentes, depuis la fin du 18e siècle et l’invention de la machine à vapeur jusqu’à la fin du 20e siècle, la création de nouveaux emplois l’a toujours emporté sur la destruction. A l’époque on parlait de destruction créatrice pour reprendre un concept de J. Schumpeter dans le sens où le progrès technique et l’innovation étaient sources de création de nouveaux métiers qui compensaient voire dépassaient largement en nombre les emplois détruits. L’automatisation des processus de fabrication a certes éliminé certains postes de travail manuel, mais elle a engendré en même temps une croissance ayant permis la création de nombreux nouveaux postes dans un contexte de coexistence et de complémentarité entre l’Homme ou la Femme et la machine.
Ce qui est nouveau avec les transformations en cours depuis le début du 21e siècle est, d’une part, la fin du clivage manuel/intellectuel ou physique/cognitif dans les métiers présentant un grand risque de disparition, et le caractère ubiquitaire et multisectoriel des activités économiques impactées d’autre part. L’avènement de la 4ème révolution industrielle et la prééminence du numérique, de la data et de l’intelligence artificielle ont induit un remplacement progressif des travailleurs qualifiés ou non qualifiés par des robots dans les usines et des algorithmes dans les bureaux. Aussi bien les cols blancs que les cols bleus sont touchés par ce phénomène, ce qui a amené certains économistes et chercheurs à évoquer le risque d’un chômage technique de masse et à introduire le concept d’Homme inutile.
Bien entendu les idées sont très controversées à ce sujet, entre un courant d’optimistes attachés mordicus à l’idée que si la croissance n’a pas de fin le travail non plus, et un courant de pessimistes qui vont jusqu’à préconiser la taxation des robots pour financer un revenu universel de subsistance pour les perdants de la révolution en cours. Cela étant, des recherches sérieuses récentes ont montré que 50% des métiers actuels dans l’industrie et dans les services présentent un risque élevé de disparition à l’horizon 2030-2040.
Ce qui fait dire que nous ne connaissons pas 80% des emplois de 2030. De fait 80% des emplois les plus prisés actuellement sur le réseau LinkedIn tels que data scientist, data architect, data analyst, data engineer, spécialiste Cloud, expert en IA, expert en cyber-sécurité, etc. n’existaient pas en 2010. C’est pour cette raison que je préfère le concept du futur des métiers à celui des métiers du futur d’autant plus que le monde dans lequel nous vivons est qualifié en anglais de VUCA (volatil, incertain, complexe et ambigu).
Il est dès lors légitime de se poser la question sur le facteur discriminant qui fait qu’un métier soit vulnérable et présente un risque élevé de disparition. Tout le monde s’accorde à dire que cette vulnérabilité n’est plus tant liée au caractère qualifié ou non qualifié de l’emploi, mais de plus en plus à son caractère routinier ou répétitif.
Désormais une qualification scientifique et technique poussée n’est plus suffisante pour garantir la pérennité de l’emploi. Il faudrait en plus de l’empathie, de la créativité, de l’intelligence sociale et émotionnelle. La bonne grille de lecture pour le futur des emplois consiste ainsi à croiser les compétences scientifiques et techniques avec les compétences empathiques. Les emplois les plus prisés seront ceux qui conjuguent ces deux catégories de compétences, viennent en second lieu des emplois pérennes, empathiques mais pas nécessairement qualifiés, les emplois qualifiés mais sans empathie seront en déclin, et ceux qui n’ont ni qualification ni empathie seront voués à l’extinction.
- Quels sont les risques de ces métiers du futur sur les pays en voie de développement comme la Tunisie ?
Les pays en développement en général, et les pays africains en particulier vont subir de plein fouet l’impact des transformations en cours, qui a donc un caractère majeur et global. Fini donc le temps de rattrapage industriel qui a longtemps nourri des politiques publiques depuis le siècle dernier. Ceci est d’autant plus vrai que la 4ème révolution industrielle a engendré des politiques de redéploiement industriel dans les pays développés. En effet l’industrie 4.0 et le numérique ont complètement changé la donne et engendré un nouveau modèle économique de production générant un retour sur investissement in situ dans les pays développés. La délocalisation des sites productifs dans les pays en développement avec à la clé une compétitivité tirée par le coût du travail, n’est plus d’actualité d’autant que la nouvelle usine cyber physique et hyper-connectée issue de cette révolution, s’est affranchie des contraintes des économies d’échelle et tire plus sa compétitivité de son agilité, de sa proximité géographique des marchés, et de la personnalisation de sa production. Donc les pays en développement vont être autant impactés voire plus que les pays développés par les transitions en cours, numérique, énergétique, industrielles, etc., et ce, avant même d’avoir connu les bienfaits de la globalisation. Donc il n’y a guère le choix pour les pays en développement que d’adopter des nouvelles politiques intégrant les enjeux du monde à venir.
- Les métiers du futur seront–ils tous connectés (Médecin numérique, cyber-journaliste, architecte de smart city, avocat augmenté, éthicien de l’intelligence artificielle (IA) ou encore artiste numérique) ?
Le mot intelligence dans l’IA prête à confusion. Il renvoie en effet faussement à l’intelligence humaine, alors qu’il s’agit plutôt d’outils et de techniques capables de traiter un grand volume de données numérisées grâce notamment au développement de la puissance des ordinateurs et des capacités de stockage, et d’en extraire de façon rapide et efficiente des résultats à même d’aider dans la prise de décisions. Donc l’intelligence artificielle ne va pas se substituer totalement au travail humain, mais elle va plutôt affranchir l’Homme ou la Femme des tâches complexes et répétitives pour qu’il/elle se consacre à des tâches à plus forte valeur ajoutée. Certains métiers comme ceux que vous venez de mentionner (médecin, journaliste, architecte, avocat, etc.) vont donc se transformer indubitablement pour tirer profit des outils de l’IA. De plus, l’IA n’est pas neutre et d’aucuns s’accordent à dire que des problèmes d’éthique et de responsabilité peuvent se poser notamment en raison des biais dans les data.
- Soigner des gens, fabriquer du pain, assurer la défense d’un prévenu, monter un bâtiment, ces métiers ont vocation à perdurer. Les métiers traditionnels vont-ils disparaître ?
Comme je l’avais souligné, les métiers en risque de disparition sont ceux qui sont marqués par la routine. Donc nous assisterons plutôt à une transformation des métiers dans le sens de plus de collaboration et d’interaction entre l’Homme, la Femme et la Machine. L’apport de l’IA pour les métiers traditionnels va aller dans le sens de plus d’efficience, de rationalisation des ressources énergétiques, et de préservation de l’environnement.
- Comme l’a précisé Cécile Jolly, prospectiviste à France Stratégie, certains de ces nouveaux métiers seront très faibles en termes d’effectifs et ne changeront donc pas structurellement la nature du monde professionnel. Qu’en pensez-vous ?
A mon avis, la tendance actuelle est à la polarisation du marché du travail dans le monde développé, avec des emplois intermédiaires tenus par la classe moyenne qui ne cessent de décliner, et un grand écart qui s’amplifie aux deux bouts de l’échelle : des activités peu qualifiées, non-délocalisables, mais fortement empathiques, d’un côté, et une super élite avec des de hauts niveaux de qualification de l’autre. Ce qui ne va pas manquer de creuser davantage les inégalités.
- Pour évoluer dans ce nouvel environnement et s’adapter à ces métiers multi-facettes et très connectés, les futurs jeunes actifs devront-ils se renouveler et apprendre sans cesse ?
Pour faire face aux transformations en cours et à venir qui vont impacter lourdement le monde sur tous les plans, géopolitique, économique, social, environnemental, etc., les pays sont confrontés à des enjeux de formation, de sensibilisation et de capital humain. Il s’agit de repenser entièrement l’éducation et la formation pour préparer les générations futures aux défis de demain. Paradoxalement, l’école au sens de système d’apprentissage est restée anachronique par rapport aux transitions en cours. Son modèle ressemble davantage aux usines du début du siècle dernier et s’inspire davantage du taylorisme pour former la masse. Il s’agit donc d’opérer une révolution au sein de l’école, de concrétiser ce que d’aucuns appellent « école 4.0 », de migrer d’une ingénierie de la formation vers une ingénierie des compétences, d’écarter toute logique « adéquationniste », et d’imaginer un modèle à l’esprit du siècle.
Si j’ai un message à adresser aux futurs jeunes actifs, je dirai :
- Vous devez privilégier plutôt l’acquisition des compétences qui vont prendre de plus en plus d’importance pour des métiers en perpétuelle mutation,
- Des compétences scientifiques et technologiques sont nécessaires, mais loin d’être suffisantes, il faudrait y ajouter des compétences émotionnelles, humaines et sociales,
- Les métiers liés à l’intelligence artificielle et à la data ont un bel avenir devant eux si on les conjugue avec de la créativité, du sens de l’initiative, de l’entrepreneuriat, de la responsabilité et de l’éthique plaçant l’homme et la société au centre des enjeux,
- Vous devez considérer que toutes les expériences de vie, à l’école, au sein d’une entreprise, dans la société sont autant d’opportunités pour forger vos compétences,
- Vous êtes plus que jamais concerné par la formation tout au long de la vie dans un monde qui bouge de plus en plus vite et qui va vous contraindre à vous adapter perpétuellement,
- S’il y a des qualités à mettre au premier plan dans votre parcours, j’en citerai trois : la capacité d’apprendre à apprendre, la capacité d’agir et la capacité d’interagir.
M.S.
M.N.A. : Président de l’Advisory Board de Pristini Knowledge Group. Lauréat au baccalauréat mathématiques en 1976, il a démarré ses études supérieures en classes préparatoires au Lycée Louis-le-Grand à Paris. Après l’obtention du diplôme d’ingénieur de l’Ecole Polytechnique et de l’Ecole des Mines ParisTech, et d’un doctorat (PhD) de l’Ecole des Mines ParisTech en génie des procédés, il entame sa carrière en France en tant que maître-assistant associé à l’Ecole des Mines ParisTech et à l’Ecole Nationale Supérieure de Techniques Avancées Paris.
De retour en Tunisie au milieu des années 1980, il a été tour à tour, maître-assistant à l’Académie Militaire, maître de conférences et directeur des études de l’Institut Préparatoire aux Etudes Scientifiques et Techniques l’IPEST, membre de la commission de création de l’Ecole Polytechnique de Tunisie, professeur et directeur-fondateur de l’Ecole Supérieure des Communications (Sup’Com Tunis), ministre des Technologies de la Communication en 2010. Il est cofondateur de l’Ecole Supérieure Privée d’Ingénierie et de Technologies (ESPRIT) dont il a présidé le conseil d’administration jusqu’à l’année 2021. Depuis 2022, il est président de l’Advisory Board de Pristini Knowledge Group.
Il est par ailleurs membre dans des conseils d’administration et des commissions de réforme, mentor dans le cadre du programme LeadCampus lancé par Sciences Po Paris en 2017 et géré par HEC Paris depuis 2019, pour la formation des leaders de demain en Afrique, et expert international auprès de la Commission des Titres d’Ingénieur CTI.